Un peu à l’écart du village où ses parents l’avaient sans doute cachée avant de succomber eux-mêmes, tout comme les autres habitants, elle reste là, seule, recroquevillée, dans le froid de ce mois de novembre 1950.
C’est ainsi qu’est campée la scène d’ouverture d’un film émouvant, basé sur des faits absolument authentiques: «Ayla, la fille de la guerre».
«N’aie pas peur petite ! Tu es en sécurité…»
Comme toutes les guerres, celle qui oppose la Corée du Nord à la Corée du Sud entre 1950 et 1953 laisse des multitudes de jeunes enfants orphelins et dans une grande précarité. Quelque 2 millions de victimes civiles, près d’un million de soldats tués, et environ 3 millions de réfugiés, une péninsule dévastée par les combats et les bombardements intenses. Dans ce contexte sombre, comment cette petite fille sans famille, pourra-t-elle survivre?
C’est en parcourant avec son unité un des villages dévastés de la région de Wawon, près de la ville de Kunuri, qu’un jeune soldat turc, Suleyman Dilbirligi, qui vient d’intégrer la brigade turque des forces mandatées par l’ONU, se retrouve soudain en face de cette orpheline errant à la sortie du village. Apeurée, elle regarde cet étranger qui tend les mains vers elle tout en lui parlant dans une langue qu’elle ne comprend pas. Mais le ton de la voix est rassurant: «N’aie pas peur petite! Tu es en sécurité…» Apaisée, elle se blottit dans les bras de Suleyman. C’est le début d’une longue amitié entre une enfant coréenne et un soldat venu d’un pays lointain.
Mais comment sauver cette petite fille? Lui, un soldat, soumis à la discipline militaire, lui qui chaque jour doit être prêt à risquer sa vie dans des missions périlleuses, comment pourra-t-il s’engager à s’occuper d’une jeune enfant?
Suleyman n’arrive sans doute pas à mesurer toutes les conséquences de cet engagement, mais devant ce petit être humain sans défense, voué à une mort certaine, il laisse tout simplement parler son cœur. A cet instant même, il prend la décision de sauver cette fillette, de s’en occuper quoi qu’il en coûte, même au prix de sa vie.
Il réussit à l’introduire clandestinement dans sa garnison, et avec l’aide de ses camarades, il parvient à la garder là pendant 14 mois, tout le temps que dure sa mission en Corée. Ne connaissant pas son nom, il la surnomme Ayla, nom qui veut dire lune en turc, à cause de son visage rond qui ressemble à la lune.
Ayla apprend rapidement le turc et s’intègre très bien dans la brigade. L’enfant et le soldat deviennent inséparables. Il est comme un père pour elle, et elle l’appelle son papa. Au bout d’un temps elle parle tellement bien le turc qu’elle peut servir d’interprète dans des rencontres avec la population locale…
Introuvable parce que son nom a changé
Quand arrive la fin de sa mission en Corée, Suleyman cherche tout d’abord à prolonger son service en Corée pour pouvoir continuer à s’occuper d’Ayla, mais arrive un moment, où il doit se résigner à partir. Il essaie alors d’obtenir l’autorisation de l’emmener en Turquie, mais les démarches échouent. Il tente même de la cacher dans une grande valise, mais son stratagème est découvert et, finalement, le cœur déchiré, il est contraint de la confier à un orphelinat qui, plus tard, sera transformé en école, la «Ankara School».
«Je reviendrai te chercher», lui dit-il au moment de la séparation.
Rentré en Turquie, Suleyman se marie, mais après la guerre, il se met à la recherche de sa «fille coréenne». Par les ambassades, il essaie d’obtenir des informations, mais sans résultat. On lui dit qu’elle est introuvable parce que son nom a changé.
L’orphelinat où la jeune Ayla avait été accueillie a fusionné avec un autre établissement, où un incendie a détruit une partie des archives. Certes, quelques personnes qui à l’époque résidaient dans cet orphelinat-école, ont pu être contactées. Certaines se souviennent bien de la petite Ayla, mais personne n’a gardé contact avec elle en grandissant. Elle avait entre-temps retrouvé son nom coréen, Kim Eunja.
Pendant de nombreuses années, Suleyman continue les recherches, aidé par sa femme. Chaque fois qu’un événement en Corée est transmis à la télévision en Turquie, il reste « scotché » devant l’écran dans l’espoir de revoir un visage qui lui rappelle Ayla: lors d’un tremblement de terre en 1999, ou au moment de la Coupe du monde de football, en 2002…
60 ans plus tard, des retrouvailles émouvantes
Mais ce n’est que 60 ans plus tard, lors d’une cérémonie de commémoration de la Guerre de Corée, organisée en l’honneur des vétérans turcs, qu’il a l’occasion de raconter à une équipe de télévision coréenne l’histoire d’Ayla. Ce sera l’occasion pour ces reporters et journalistes de reprendre des recherches approfondies, munis de quelques photos de la guerre, que Suleyman avait gardées précieusement, et finalement la piste mène les enquêteurs vers une dame, maintenant veuve, âgée de plus de 60 ans, du nom de Kim Eunja, qui travaille dans un centre d’accueil pour jeunes enfants dans la ville d’Incheon, en Corée du sud.
Un jour, un reporter frappe à la porte de cette dame. Il veut lui montrer quelques photos, dit-il. Les images représentent une petite fille dans les bras d’un soldat turc. Kim Eunja les regarde longuement puis, soudain, les larmes jaillissent. Des souvenirs vieux de 60 ans reviennent très fort… Bien sûr qu’elle se reconnaît, bien sûr qu’elle reconnaît celui qu’elle avait à l’époque appelé «son papa»!
«Je ne pouvais pas imaginer qu’une telle chose puisse m’arriver», s’exclame-t-elle !
Puis, tout s’enchaîne rapidement. Un voyage organisé en 2010 pour les vétérans de l’armée turque permet à Suleyman de se rendre en Corée.
Enfin, après une si longue séparation, arrive ce moment qu’aucun des deux ne croyait plus possible: des retrouvailles d’une émotion indescriptible: elle, âgée de 65 ans, accompagnée de son fils et de ses deux petits-enfants, lui, un homme de 85 ans, accompagné de son épouse. Pour Ayla, cet ancien soldat, vétéran de la guerre, était resté «son père», l’homme qui l’avait sauvée de la mort, qui avait permis qu’un avenir s’ouvre devant elle dans un pays déchiré.
Depuis ce moment inoubliable, une correspondance bien nourrie a permis de maintenir des liens forts, et lorsqu’en 2016, Suleyman se trouve à l’hôpital, âgé de 91 ans et tout près de la mort, Ayla – ou Kim Eunja de son vrai nom – n’hésite pas à se rendre à Istanbul, à son chevet, pour une dernière rencontre.