« Y a-t-il quelqu’un dans le public ce soir qui doit sa vie à Nicholas Winton ? Si c’est le cas, pouvez-vous vous lever ? » Et sous des tonnerres d’applaudissements, des hommes et des femmes partout dans la salle se lèvent…
Nous sommes en 1988. Assis au premier rang de la grande salle de la BBC, l’invité d’honneur, Nicholas Winton, à l’époque âgé de 79 ans, ne sait pas encore pourquoi il a été invité à l’émission télévisée « That’s Life » sur la BBC1.
Étonné, il regarde à droite, à gauche… Partout des hommes et des femmes debout! Lentement, il se lève à sa place, incrédule, puis se retourne. En face de lui, jusqu’au fond de la salle, toutes ces personnes debout… des visages pour lui inconnus… les applaudissements continuent… L’émotion est intense ! Alors, avec la même dignité, les mêmes gestes mesurés, M. Winton se rassoit, essuyant discrètement ses yeux, remplis de larmes.
Et voilà comment pour la première fois, le grand public apprend l’histoire incroyable d’un sauvetage qui permit, entre mars 1939 et août de la même année, d’arracher, aux griffes des nazis, 669 enfants tchèques et slovaques, pour la plupart juifs, destinés aux camps de la mort.
Une situation dramatique à Prague
A l’époque, N. Winton était un jeune courtier de la Bourse, à Londres. Il semblait destiné à une grande carrière. Il avait déjà travaillé dans les plus grandes banques à Londres, à Hambourg, à Berlin, à Paris…
Peu avant Noël 1938, il s’apprêtait à aller faire du ski en Suisse, quand il reçut l’invitation de Martin Blake, un ami proche qui travaillait à l’ambassade britannique de Prague. Celui-ci était déjà engagé dans le travail de sauvetage de Juifs. Nicholas Winton renonça alors aux sports d’hiver pour rejoindre son ami.
Au cours de cette visite à Prague, le jeune courtier de 29 ans découvrit une situation plus qu’inquiétante: les enfants juifs de ce pays, déjà occupé par les Allemands, étaient tous en danger de mort. Déjà la ville était envahie de réfugiés. Devant ce constat, le jeune Anglais, né à Londres en 1909 de parents juifs originaires d’Allemagne, ne put rester passif.
Nicholas était de ceux qui n’avaient jamais été bernés par les « Accords de Münich ». Il voyait clair, il savait que la situation en Europe était gravissime.
Alors, reléguant toute autre occupation au second plan, il décida d’organiser un vaste plan de sauvetage. Ce travail allait le mobiliser nuit et jour pendant des mois. Il ne savait évidemment pas de combien de temps il disposait, mais il était bien conscient de l’urgence de la situation.
Après avoir visité un camp de réfugiés, il commença à mettre sur pied une organisation pour sauver des enfants juifs. Mais comment procéder ?
Un décret, approuvé par la Chambre des Communes, à Londres, autorisait certes l’immigration en Angleterre d’enfants de moins de 17 ans, mais il y avait des conditions à respecter : d’abord, chaque enfant devait y trouver une famille d’adoption et verser une caution de 50£, puis, évidemment, il fallait rassembler les fonds pour le transport de tous ces enfants par train jusqu’à Londres.
Le temps pour agir était très court !
Mais sans hésiter devant les difficultés, Nicholas Winton mobilisa toute son énergie dans cette tâche. Il trouva un petit appartement, Place Venceslas, à Prague, où il s’installa, avec, comme bureau, une simple table de cuisine. Il y recevait des parents juifs, désireux de lui confier leurs enfants pour les mettre en lieu sûr. Il recueillit ces demandes, puis se lança dans un travail titanesque pour trouver des familles d’accueil, obtenir des papiers du Foreign Office, organiser le départ de centaines d’enfants dans huit trains, entre mars et août 1939. Il parvint à persuader les autorités britanniques d’accueillir même des enfants dont le dossier administratif était incomplet. En tout, 669 enfants furent ainsi arrachés aux nazis in extremis. Un neuvième train, qui devait partir le 3 septembre, fut bloqué par les Allemands à la gare de Prague à cause de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, et les 250 enfants prévus pour ce convoi disparurent, malheureusement.
Le temps pour agir était donc très court, mais Nicholas Winton l’utilisa jusqu’au bout pour faire tout ce qui était en son pouvoir. De retour à Londres, il s’engagea comme pilote dans la Royal Air Force pour combattre dans ses rangs. Après la guerre, il travailla pour la Croix Rouge et durant toute sa vie, il consacra ses forces, son énergie à des tâches humanitaires.
Un dossier rangé au grenier…
Le plus étonnant dans le récit de cet incroyable sauvetage, c’est que ces faits restèrent secrets pendant 50 longues années. Cet homme discret n’en parlait jamais, même pas à ses proches. Pendant un demi-siècle, les enfants sauvés ne surent jamais à qui ils devaient leur salut. Et cette action extraordinaire n’aurait certainement jamais été rendue publique, si Greta, son épouse, n’avait pas, un jour en 1988, retrouvé dans une valise, rangée au grenier de leur maison, un dossier contenant la liste et les photos de tous les enfants que son mari avait sauvés. Elle contacta alors une spécialiste de la Shoah qui n’était autre que la femme de Robert Maxwell, le magnat de la presse. Mme Maxwell étudia soigneusement tout ce dossier et, à la suite de ses recherches, M. Winton fut invité à l’émission télévisée « That’s Life » !, présentée par Esther Rantzen sur BBC1.
Plusieurs films, notamment « Nicholas Winton, la force d’un Juste », ont été réalisés à partir de cette histoire. En décembre 2002, M. Winton a été fait chevalier pour services rendus à l’Humanité, et en septembre 2009, un train ayant à son bord des rescapés ayant bénéficié de la filière mise en place par lui, effectua le trajet de Prague à Londres. À leur arrivée, les passagers furent accueillis par M. Winton lui-même, alors âgé de 100 ans et dont ils avaient longtemps ignoré l’identité.
« N’oublions jamais ! »
En 2010, il reçut le titre de Héros britannique de l’Holocauste, décerné par le gouvernement britannique. Et en République tchèque, il reçut l’Ordre du Lion blanc, la plus haute distinction tchèque. Comme il était lui-même juif, il ne put recevoir le titre de « Juste parmi les nations », décerné par le mémorial Yad Vashem de Jérusalem. A plusieurs reprises, il fut proposé pour le Prix Nobel de la Paix.
A sa mort, le 1er juillet 2015, à l’âge de 106 ans, la presse, divers responsables politiques ainsi qu’une foule de ceux qui l’avaient connu furent unanimes pour souligner son courage, son humilité et son abnégation exemplaires. Un ami soulignait tout particulièrement l’importance de garder en mémoire de tels actes en concluant, en caractères gras : « N’oublions jamais ! »
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