L’on pensait qu’en matière d’enquêtes d’opinion et autres sondages, tout avait été inventé… Eh bien, non! Voici venir un nouveau concept sondagier, sans doute promis à un bel avenir puisque combinant deux des grandes passions de l’époque: l’émotion et le chiffre.
Le «suffrage émotionnel» a en effet été testé à deux reprises au printemps lors de l’élection présidentielle…
C’est la société de communication «Hémisphère Droit», fondée et dirigée par Frank Tapiro, qui en a lancé le principe les 20 mars et 3 mai derniers. Il s’agissait de réunir un «panel» d’une trentaine de personnes «représentatives» de toutes les tendances politiques, et d’équiper chacune d’un bracelet connecté permettant de mesurer l’intensité de leurs émotions alors que ces «sondés connectés» assistaient, en direct ou en différé, aux débats télévisés du premier puis du second tour de la présidentielle…
Le degré d’émotion ressentie par les panélistes face à chaque candidat était soigneusement et électroniquement mesuré et enregistré, afin de dégager le fameux «suffrage émotionnel».
Au premier tour, le sondage ne fut guère probant, car le cœur et l’émotion ayant des raisons que la raison ignore – ainsi que chacun le sait – le champion de l’émotion produite fut Monsieur Mélenchon (11,2%) suivi de Madame Le Pen (9,8%), puis de Messieurs Macron, Fillon et Hamon, respectivement à 9,5%, 9% et 8,5%… Un suffrage émotionnel très largement démenti par le vrai suffrage.
Mais qu’importe, le concept est lancé et va désormais venir s’ajouter aux multiples mesures d’opinion dont «l’Opinion» est abreuvée à longueur d’années, sur tout et n’importe quoi de préférence, au flot des sondages et statistiques qui noient les sondés, afin de leur dire ce qu’ils pensent au cas où ils ne le sauraient pas…
Mais cette frénésie pathologique du siècle ajoute ici à la dictature du chiffre imparable celle de l’émotion incoercible afin de nous révéler le «véritable» élu; celui de votre inconscient, de votre ressenti… Celui, peut-être, que vous avez élu à votre insu. Car il s’agit bien, selon ses concepteurs, d’un «suffrage émotionnel», non d’un «sondage émotionnel» !
Quand la machine saura dire si le sentiment suscité est de la sympathie ou de l’aversion, l’émotion connectée mesurera le plus versatile, le plus irrationnel, le plus manipulable des «suffrages», celui qui bannit la réflexion, l’analyse et le recul, la raison qui tempère la passion et les pulsions.
Aux foules sentimentales l’on pourra faire ressentir des émotions calculées et synchronisées afin de leur dire ensuite, chiffres à l’appui, ce qu’elles ont choisi «à l’insu de leur plein gré», selon l’expression devenue célèbre.
Plus que jamais il sera avisé de ne pas prendre la vessie d’un sondage pour la lanterne d’un suffrage !