«N’achetez pas cette veste… si vous n’en avez pas besoin !»
Cette publicité, parue il y a quelques années dans le New York Times, le jour même du fameux «Black Friday», est tout un symbole. Car au-delà de ce qui peut ne paraître qu’un slogan marketing, il y a en réalité une véritable «philosophie» de consommation différente, dont la marque Patagonia se veut, depuis 45 ans, l’ambassadrice.
Son fondateur, Yvon Chouinard, devenu «homme d’affaires… malgré lui», comme il aime à le répéter, est avant tout un alpiniste, amoureux des grands espaces, passionné de la nature… et d’autant plus soucieux de leur préservation. Ce pionnier du «business responsable», a fait de la qualité et de l’imagination frugale la marque de fabrique de Patagonia, et d’un autre modèle de consommation.
Patagonia? C’est une histoire qui commence avec les faucons du parc national du Yosemite en Californie en 1957 ! Quelques années auparavant, la famille Chouinard d’origine québécoise est venue vivre en Californie.
Le plus jeune fils, Yvon, alors âgé de 8 ans, vit mal ce déracinement et s’ennuie à l’école. En revanche, la nature qui l’entoure le fascine: découvrir les espaces sauvages, courir la campagne, nager, grimper les collines, pêcher, chasser à l’arc, etc. lui semble tellement plus intéressant!
Passionné de vie en pleine nature
À 16 ans, il s’inscrit dans un club de fauconnerie et pour observer de plus près ces rapaces qui l’émerveillent, il se met à l’escalade, pour grimper ou descendre en rappel les parois rocheuses, où ces faucons font leurs aires. Le virus de l’escalade le saisit… Un monde s’ouvre à lui, sur les falaises du Yosemite.
Mais à l’époque, les pitons d’escalade que tous les «alpinistes» utilisent sont en métal tendre et à usage unique… demeurant sur les parois après leur passage. Ce «gaspillage» et la «dégradation environnementale» qui en découle contrarient le jeune aventurier.
Que faire? Yvon s’achète une vieille forge pour fabriquer des pitons plus solides et surtout réutilisables… Ils seront en acier chrome-molybdène et auront pour origine une vieille moissonneuse hors d’usage! Les tests dans la face nord de Sentinel Rock sont plus que concluants. Les «pitons de Chouinard» séduisent rapidement au-delà de ses compagnons habituels de cordée.
Cette innovation sera la première d’une longue série pour celui qui n’est alors qu’un ingénieux «hippie» qui vit avec à peine un dollar par jour. Séances d’escalade, de surf, mais aussi parties de pêche à la mouche et de chasse aux cailles bleues ou aux porcs-épics pour se nourrir, sont le quotidien de celui qui dort les deux-tiers de l’année dans son duvet à la belle étoile. «J’ai eu ma première tente à 40 ans, car j’ai toujours préféré dormir sous un rocher ou les branches basses d’un sapin».
En dépit d’un prix élevé, «prix de la qualité» (1,5$ pièce contre 0.2$ pour les pitons européens!), l’engouement pour ses pitons, et bientôt ses mousquetons, est tel que l’activité d’autoproduction se transforme en petite entreprise. Des amis le rejoignent dans le vieux poulailler qui lui sert d’atelier. La marque «Chouinard Équipement» est officiellement déposée !
La montagne comme laboratoire de recherche
En 1964, sort le premier catalogue qui tient sur une page, mais dont les produits deviennent La référence chez les initiés. Pour faire face au succès, Chouinard abandonne l’artisanat pour la fabrication industrielle. Il s’associe alors à Tom Frost, un ami de cordée, ingénieur aéronautique. Pendant neuf ans, la montagne est leur seul laboratoire de recherche : ils en reviennent avec des idées pour améliorer leur matériel.
À la fin des années 60, «Chouinard Équipement» règne sur le marché de l’escalade (75% de PdM), devenue un loisir populaire aux USA. Avec un corollaire désastreux : le voilà tenu pour responsable de la dégradation des voies rocheuses, abîmées par le passage des grimpeurs armés de «ses» pitons. Sous le choc, il retire ce produit phare de son catalogue !
Deux années de « R&D » plus tard, les cales en aluminium, sans impact sur la roche, font leur apparition… Yvon Chouinard vient d’inventer «l’escalade propre». Ses activités commerciales et de loisirs sont à nouveau en adéquation avec son désir de préservation de la nature.
Lors de l’hiver 70, alors qu’il effectue un voyage d’escalade en Écosse, il découvre les maillots de rugby d’équipes locales. Ils semblent être de cette qualité et praticité que les grimpeurs recherchent pour leurs vêtements. Fidèle à son pragmatisme, il décide de faire le test grandeur nature ! Il ne les quittera plus… et fait rapidement des envieux! Plusieurs amis lui en réclament… Chouinard Équipement importe, puis se met à fabriquer, ses propres maillots. C’est le début de la ligne «vêtements».
Le management par l’absence !
Dès 1972, pour éviter que ses vêtements ne soient exclusivement associés à l’univers de la «grimpe», notre alpiniste-entrepreneur décide de créer une nouvelle marque 100% sportwear : Patagonia ! La gamme de produits proposés correspondra au mode de vie du «patron» ! Escalade, pêche, surf, vie dans la nature…
Les innovations techniques se succèdent : tissus déperlants, polaires en synchilla (recyclées à partir de bouteilles), sous-vêtements en capilene qui évacue la transpiration… Patagonia devient un «label» d’hyper-technicité et de qualité dans l’outdoor.
Du milieu des années 80 au début des années 90, le chiffre d’affaires de Patagonia ne cesse de croître, passant de 20 à 100 millions de dollars. Innovation, diversification des produits, ouvertures de magasins, Patagonia a tout d’une start-up avant l’heure !
Car son jeune dirigeant ne veut nullement devenir «un de ces individus en costume, au visage terreux» qui voyage en business class ! «Si le travail doit être sérieux, bien fait, il doit rester tous les jours agréable. Tout le monde doit avoir envie de venir travailler d’un pas énergique, se sachant entouré d’amis, avec des horaires à la carte pour aller surfer si les vagues sont bonnes, skier après une belle chute de neige ou rester à la maison pour s’occuper d’un enfant malade». L’humain et l’économique réunis par la responsabilisation individuelle et collective !
Chouinard continue à courir les montagnes pour tester le matériel et à se déplacer pour chercher des idées ailleurs. Il crée ainsi le concept du «management par l’absence».
L’obsession de la « qualité frugale »
Après plusieurs années fastes, Patagonia voit le rythme de sa croissance stoppé net en 1991, suite à la récession qui frappe l’économie américaine. Le coup est rude: 120 salariés (20%) doivent quitter la société… «c’est le pire jour que l’entreprise ait jamais vécu» !
«Il faut réinventer l’entreprise»… Chouinard propose à tous ses cadres de se retrouver pour un «séminaire de marche» en Patagonie ! Ils en tirent plusieurs leçons majeures, tant managériales que techniques, mais avec un principe «contrôler la croissance, en fonction de nos objectifs et prendre nos décisions comme si l’entreprise devait exister encore dans cent ans». Plus que jamais, le management durable va devenir la marque de fabrique de Patagonia : «Fabriquer les meilleurs produits avec le moindre impact environnemental» !
Ainsi en 1995, lorsqu’il constate que le coton employé est source de pollution à grande échelle, il décide de passer immédiatement au coton bio, en dépit du challenge économique manifeste.
Pas question de chercher à s’enrichir !
Dès lors, la mesure de l’impact écologique des produits devient la norme, la mise en place du principe des 4R (Réduire, Réparer, Réutiliser, Recycler) une règle en interne, et sa promotion auprès des «consommateurs» un combat du quotidien : il faut faire comprendre l’enjeu du consommer mieux et moins ! «Nous ne fabriquons pas des vêtements pour durer 5 ou 10 ans, mais toute une vie».
Pour Patagonia, l’engagement est simple : «Si vous achetez une veste, elle durera longtemps ; si la fermeture Éclair lâche, nous la réparerons. Et si, un jour, vous en avez assez de la porter, alors qu’elle est encore en bon état, nous vous aiderons à la vendre ou à la donner. Et si vous l’avez usée jusqu’à la corde, rapportez-la dans nos magasins, nous la recyclerons.»
Chouinard en est convaincu, un autre modèle de développement, bien éloigné de la logique consumériste et mercantiliste qui prévaut aujourd’hui, est non seulement souhaitable, mais possible !
Ainsi, la même année, Patagonia décide de désormais distribuer 1% de ses revenus à des associations de protection de la nature ! «Nous reversons ces sommes à des associations de terrain, afin d’être sûrs que cet argent est vraiment bien utilisé.» 60 millions de dollars ont ainsi été distribués en 20 ans!
Mais le «business responsable» ne s’arrête pas là. Bien que regroupant désormais 2000 salariés, 80 boutiques, pour un chiffre d’affaires de 750 millions de dollars, pas question pour Y. Chouinard de voir son entreprise cotée en bourse, ni même de chercher à s’enrichir : «Nous réinvestissons tous nos profits et nous n’avons pas de dette. Cela nous permet d’octroyer des crédits à nos revendeurs, qui, eux, ne peuvent plus emprunter auprès des banques».
« Ma force ? … je suis libre ! »
Dès lors, il n’est pas étonnant qu’en 2012, Patagonia soit devenue l’une des toutes premières entreprises américaines à adopter le statut de benefit corporation, qui met les principes sociaux et environnementaux au même niveau que la recherche du profit dans les statuts. Ses salariés, peuvent ainsi, par exemple, chaque année, se voir accorder deux mois de congés, pour œuvrer dans des associations sociales ou environnementales.
À bientôt 80 ans, Yvon Chouinard et Patagonia continuent leur chemin, sans ostentation, mais désireux chaque jour de faire la preuve par l’exemple qu’un autre modèle de développement est possible : «J’ai refusé plusieurs offres de rachat. Ma force, c’est de posséder l’entreprise avec mon épouse. J’ai beaucoup plus de liberté qu’un patron d’une société cotée. Je suis libre et n’ai aucune obligation de croissance ni de rendement».