Patrick Galliou est un de ces hommes dont la modestie et la grande simplicité dans le contact humain cachent une véritable érudition. Il est aussi de ces « amateurs » passion- nés qui auraient pu faire de leur passion un métier…
Car si, tout au long de sa carrière, cet universitaire a enseigné l’anglais à l’Université de Bretagne Occidentale – dont il reste professeur émérite – il a ajouté à son doc- torat d’anglais un doctorat en Histoire ancienne, et il est connu bien au-delà des frontières hexagonales pour ses compétences d’historien et d’archéologue, spécialiste des civilisations celtiques.
Auteur de dizaines d’ouvrages et de centaines d’articles scientifiques, membre de plusieurs sociétés d’histoire et d’archéologie en France et en Grande-Bretagne – dont il a présidé certaines – P. Galliou est passionnant à lire et à entendre, sachant allier la rigueur de la démarche du chercheur, la flamme de l’homme de terrain, et une réflexion toujours empreinte de la profonde humanité qui l’habite…
En sollicitant son regard d’expert sur les Celtes, les Osismes, Vorgium, mais aussi les mégalithes, notamment, « Regard d’Espérance » a souhaité proposer à ses lecteurs un retour sur les pages d’une lointaine histoire qui a marqué le passé de notre contrée, et qui demeure inscrite dans sa terre, sinon en sa mémoire ; des faits réexaminés à la lumière des découvertes récentes, qui remettent parfois en question des idées reçues, des théories anciennes, et permettent de faire la part entre mythes et réalités…
Voudriez-vous vous présenter brièvement ?
« J’ai 70 ans, et suis aujourd’hui professeur émérite à l’UBO (Université de Bretagne Occidentale) à Brest, ce qui signifie que j’ai un pied dans la retraite, et l’autre dans mon métier. Ma carrière de professeur à l’université a été un peu complexe puisque je suis au départ angliciste – j’ai passé une agrégation d’anglais puis fait un doc- torat d’anglais – mais je me suis aussi très tôt intéressé à l’archéologie, ce qui m’a amené à soutenir un doctorat en archéologie, à Paris…
J’ai depuis fouillé un peu partout en Bretagne, essentiellement sur des sites archéologiques de la fin de l’époque gauloise et de l’époque romaine. Mais tout ayant une fin, j’ai arrêté de fouiller en 2002.
Entre-temps, j’ai écrit – beaucoup écrit, devrais-je même dire – et continue à écrire, profitant de ma retraite pour le faire, encore plus qu’avant peut-être !
D’origine bretonne, je suis né à St-Mandé à côté de Paris – mais notez que j’ai bien choisi mon lieu de naissance car Mandé est un saint breton ! Mes parents étaient « émigrés » bretons en région parisienne, et je suis revenu à l’âge de 5 ans à Brest, où j’habite depuis, et où j’ai fait, à l’UBO, toute ma carrière d’enseignant.
Je suis marié, père de quatre enfants, dont deux adoptifs, et ai le bonheur d’être grand-père, de six petits-enfants.
Comme vous l’imaginez, mes loisirs ont toujours été essentiel- lement tournés vers l’archéologie, et vers l’écriture également… »
Comment l’angliciste que vous êtes en est-il venu à s’intéresser à l’histoire et à l’archéologie au point d’en faire égale- ment une spécialité, sanctionnée par un second doctorat ?
« J’avais commencé à fouiller dès l’âge de 16 ans, aux côtés de mon professeur d’histoire au lycée, ce qui m’a conduit à me passionner pour l’archéologie bretonne…
En classe de terminale, ayant de très bons résultats en anglais et en histoire, en particulier, j’ai hésité entre une carrière angliciste et une carrière historique ; et j’ai choisi l’anglais sans jamais aban- donner l’histoire !
L’intérêt d’être compétent en anglais est que cela permet de travailler avec les collègues historiens et archéologues britanniques, d’écrire en anglais, et de traduire – j’ai fait beaucoup de traductions pour des collègues britanniques qui souhaitent publier en français… »
Vous avez parcouru l’Europe pour participer à des fouilles archéologiques, ou pour étudier des sites… Quelles décou- vertes, ou quelles fouilles vous ont le plus passionné ?
« J’ai beaucoup voyagé pour visiter des sites, bien sûr, mais j’ai surtout fouillé en Bretagne, et un peu en Grande-Bretagne. Et toutes ces fouilles m’ont passionné, à des degrés divers, parce que chacune apporte un supplément de connaissance…
Mais si je devais en retenir une, je mentionnerais celle du Yaudet, à l’embouchure de la rivière de Lannion, en Ploulerc’h, à cause de son intérêt particulier, de sa profondeur historique. J’ai fouillé au Yaudet pendant 12 ans, avec Barry Cunliffe, un collègue britannique, archéologue et historien très connu, professeur d’archéologie européenne à l’université d’Oxford. Nous avions un intérêt commun pour ce site côtier, en relation avec la Grande-Bretagne, à l’âge du fer et même plus tard… C’était passionnant ! »
Que ressent-on au moment où l’on met au jour un objet ou un site inconnu ?
« Ah ! c’est toujours quelque chose d’extraordinaire… Le grand public pense souvent que l’archéologue va s’enthousiasmer parce qu’il a découvert un objet en or, précieux, extraordinaire…
Or, je vous avouerais que la découverte qui m’a le plus frappé était celle d’un fragment de poterie rouge, rayurée – sans intérêt en appa- rence – mais que j’ai identifié comme étant un fragment d’amphore romaine venue de Méditerranée orientale à l’extrême fin de l’époque romaine ou à la transition entre cette époque et le Moyen Âge…
Toutes les traces d’un commerce entre ces régions situées aux extrémités opposées de l’Empire romain avaient été trouvées en Grande-Bretagne – au Pays de Galles, en Irlande… – notamment avec un site particulièrement connu, celui de Tintagel, site dit « arthurien»… Mais ce morceau de poterie découvert au Yaudet était l’un des deux seuls fragments retrouvés en Bretagne. L’on avait donc là la preuve que ce commerce concernait aussi la Bretagne. Pour qui ne connaît pas cet arrière-plan historique et ces objets, une telle découverte ne représentait aucun intérêt. »
Vivez-vous aujourd’hui avec la même « fièvre » qu’à vos débuts, la découverte ou l’étude d’un site archéologique ?
« Oui, on le vit toujours avec la même passion, et cela parce que c’est retrouver dans la terre les traces laissées par nos lointains prédécesseurs ; leurs façons de faire, de travailler, de vivre… C’est une redécouverte extraordinaire !
Sur ce site du Yaudet, dont je parle beaucoup, il y avait le double intérêt de la découverte – car même si les vestiges paraissent très quelconques en eux-mêmes, ils sont extrêmement riches – et de l’environnement : le cadre naturel, les paysages magnifiques, et le cadre humain car nous avons reçu un accueil très sympathique… »
Avant d’évoquer les Celtes et leur civilisation, qui sont votre spécialité, pourrions-nous parler un peu des mégalithes – dolmens, menhirs… – auxquels les Gaulois sont souvent associés dans l’imaginaire populaire, à tort… et peut-être à cause d’Astérix et Obélix ? En quoi cette assimilation est-elle erronée ?
« Tout d’abord parce qu’il existe une différence chronologique considérable entre les deux époques : tout ce qui concerne les méga- lithes correspond au Néolithique – l’Âge de la pierre – et au début de l’Âge du bronze, ce qui signifie que les derniers mégalithes sont peut- être érigés vers 2 200 avant Jésus-Christ – pour simplifier – alors que la civilisation dite celtique commence en 500 av. J.C. pour sa phase la plus connue ! Il y a donc un grand « trou » entre les deux époques, et les Gaulois n’ont jamais érigé de mégalithes. En revanche, ils les ont parfois utilisés… »
Qui étaient ces « peuples des mégalithes » ? Que sait-on de sûr à leur sujet ?
« Ce sont des civilisations qui ont donné naissance aux civilisations postérieures, des groupes humains qui sont en contact les uns avec les autres…
Il ne faut pas les imaginer comme des populations isolées les unes des autres, vivant chacune dans son coin, et surtout pas en Bretagne où la mer a toujours servi de vecteur de contact. L’on voit très bien, dans la diffusion de certains styles mégalithiques par exemple, que toute cette grande façade maritime qui s’étend de l’Espagne aux Îles Britanniques et au-delà même, est un lieu d’échanges nombreux. Et la péninsule armoricaine, la Bretagne, y joue un rôle important, étant un lieu de passage entre le nord et le sud de cette façade maritime…
L’exemple des haches de pierre polie suffit à l’illustrer : les haches polies qui sont majoritaires dans la région proviennent du site de Sélédin en Plussulien dans les Côtes-d’Armor, où il s’est produit des millions de haches. Et l’on en retrouve dans le sud de la Grande-Bretagne, par exemple… Elles n’y sont pas allées toutes seules ! L’analyse de la roche montre sans aucune équivoque d’où elles viennent.
De tout temps, les hommes ont utilisé la mer pour voyager… »
A-t-on vraiment progressé dans leur connaissance ces dernières décennies, ou en est-on toujours réduit à beaucoup d’hypothèses fluctuantes ?
« On connaît de mieux en mieux ces civilisations, parce que ces ensembles mégalithiques ont été fouillés et refouillés, étudiés et réé- tudiés. Cela permet de progresser en permanence dans les connais- sances, bien sûr dans la limite de ce que peuvent livrer les traces matérielles de leur civilisation. Des pans entiers nous échappent, dans la mesure où ont totalement disparu les objets en bois, les tissus… Mais on sait depuis longtemps, par exemple, et on le perçoit de mieux en mieux, que ces sociétés étaient très hiérarchisées et très organisées, avec des chefs ou princes à leur sommet et une suite d’échelons hiérarchiques, comme cela va être le cas ensuite, jusqu’à l’époque moderne… »
La Bretagne est une terre de mégalithes, comme l’indiquent les noms bretons qui servent à les désigner – menhir, dolmen… Où en trouve-t-on encore dans le monde ?
« La Bretagne est, certes, une terre de mégalithes, mais l’on en trouve davantage dans les Causses, en Cévennes, par exemple.
Et d’autres régions du monde, comme l’Asie – entre autres – en recèlent beaucoup… »
Reste-t-il dans nos campagnes des sites répertoriés mais non explorés : tumulus (…) ?
« Oui, et beaucoup. Des inventaires archéologiques ont été publiés. Le Ministère de la Culture a publié une carte archéologique, où sont répertoriés tous les sites connus. Pour ma part, j’ai publié une carte archéologique de tous les sites de l’Âge du Fer, de l’époque romaine et du Haut Moyen Âge pour le Finistère, le Morbihan et l’ouest des Côtes-d’Armor, avec leur bibliographie…
Mais il reste toujours des choses à découvrir.
Un des problèmes est que l’agriculture contemporaine détruit irrémédiablement certains sites, en bouleversant le sol en profondeur, avec les « sous-soleuses » et autres… »
Les Celtes constituent donc votre domaine d’expertise par excellence… Pourquoi cet intérêt particulier ?
« Je ne saurais dire pourquoi précisément… Sinon que j’ai com- mencé par m’intéresser à l’époque romaine, et que quand l’on s’inté- resse à une période historique, il faut forcément déborder en deçà et au-delà, et donc s’intéresser aux époques qui l’ont précédée et suivie.
Pour comprendre l’époque romaine, j’ai commencé à m’intéresser à l’époque celtique, à l’Âge du Fer… »
Qui étaient-ils ? Formaient-ils véritablement un peuple, une civilisation homogène… ?
« On a longtemps cru que les Celtes formaient un peuple unique, parlant une langue uniforme, ayant les mêmes façons de faire et de penser, en reliant cela à des invasions qui seraient venues d’Europe centrale : les Celtes auraient déferlé jusqu’à l’ouest de l’Europe, certains s’arrêtant aux falaises de la Bretagne, d’autres passant sur les Îles Britanniques…
Puis l’on s’est aperçu que cette hypothèse était à repousser entièrement. Une telle invasion, un tel mouvement de peuples aurait entraîné des modifications profondes, des changements manifestes dans les civilisations en place. Or, ce n’est pas du tout le cas.
Ce que l’on peut dire, c’est que ces peuples celtiques parlaient des langues très voisines, qu’ils n’étaient pas isolés et fermés, mais en contact les uns avec les autres, contacts pacifiques ou contacts guerriers…
Il existait aussi des échanges à longue distance entre individus : mariages, échanges d’objets qui transitent ainsi… Nous sommes déjà dans une « Europe de Schengen », où les gens se déplacent considérablement !
On le sait aujourd’hui, parce qu’on peut le mesurer scientifique- ment. Par exemple grâce aux isotopes de l’oxygène et de strontium présents dans les dents d’un squelette. Ces isotopes se fixent en effet dès l’enfance dans les os et permettent de reconnaître la région d’où l’individu est venu… L’on s’aperçoit ainsi que des gens se déplacent à travers toute l’Europe à ces époques.
L’on a donc une civilisation caractérisée par des éléments communs ou proches, qui occupe l’Europe tempérée, parlant des langues très voisines, mais ne formant jamais un peuple au sens ethnique, « A.D.N. » Si l’on prend l’exemple de l’Armorique, on voit que les Armoricains ont emprunté aux arts celtiques orientaux, mais n’ont jamais été colonisés par des populations venues de l’Est…
En ce sens, l’Armorique souvent considérée comme une terre émi- nemment « celtique » l’est moins qu’une région comme la Rhénanie, la Champagne ou la Vallée de la Moselle.
On ne saisit pas encore très bien comment les langues se sont imposées : les plus anciennes inscriptions celtiques se trouvent dans le nord de l’Italie…
Et certains chercheurs pensent que la langue parlée dans le royaume de Tartésos dans le sud de l’Espagne – le Tarsis de la Bible, très riche en minerai exporté partout – était un parler « cel- tique » largement antérieur à ce que l’on connaît, et que ce parler « tartessien » se serait répandu par voie maritime, par la façade atlantique, et non pas de l’Est vers l’Ouest…
On trouve aussi des Celtes en Galatie, dans le nord de la Turquie actuelle, à la suite de migrations de peuplades : au moment de l’inva- sion des Balkans, les « Galates » attaquent Delphes en 279 av. J.C. et une partie d’entre eux passe en Asie Mineure et fonde le royaume de Galatie… Ankara est un nom celtique. »
Les connaissances ont-elles évolué, pour eux aussi, ces dernières années ou décennies ?
« Oui, considérablement ! Toutes ces idées de migrations mas- sives ont été abandonnées, à la lumière des découvertes et études récentes. Il en va de même pour les migrations anglo-saxonnes en Grande-Bretagne : on estime aujourd’hui à trois millions la population des Bretons insulaires, et à environ 20 000 le nombre des Saxons, Jutes et autres groupes venus du Continent…
Une invasion massive est d’ailleurs difficilement crédible, car il faut passer la mer… Et de même pour l’immigration bretonne en Armorique ! »
Quelles découvertes majeures ont récemment permis de mieux appréhender leurs mœurs, mode de vie, organisation sociale… ?
« Ce sont plutôt des éléments divers qui apparaissent peu à peu et s’assemblent un peu à la façon d’un puzzle. Un des apports les plus remarquables est venu ces dernières 40 années de la fouille de sanctuaires ; en particulier celui de Gournay-sur-Aronde, dans l’Oise, qui a montré ce qu’était un sanctuaire gaulois, loin de la représenta- tion habituelle du druide coupant du gui avec sa faucille d’or…
Il s’y déroulait des choses bien moins jolies !… »
Quelles lacunes demeurent ? Que reste-t-il à apprendre sur eux, et le pourra-t-on ?
« Il reste beaucoup à découvrir, en particulier ces choses « impal- pables » que sont la structure de la société, les liens entre individus, la religion par certains traits, la langue – le gaulois – dont on connaît beaucoup de fragments, certes, mais seulement des fragments. Nos collègues linguistes, éminents celtisants, ont du mal à traduire une phrase en gaulois. Quand on en trouve une, il y a plusieurs interpré- tations possibles. Ce n’est pas une langue que l’on puisse aujourd’hui lire à livre ouvert…
Et plus largement, comme pour les peuples mégalithiques, il nous manque des indices que pourraient nous apporter des objets en bois, en tissu, en cuir… matières qui se conservent très rarement sous nos latitudes. »
Les Celtes – et notamment les Gaulois – ont été l’objet de mythes, et de « récupérations » politiques et « identi- taires »… De cet imaginaire à la réalité, il existe souvent un pas, voire un gouffre ! Voudriez-vous nous en donner quelques exemples ?
« L’imagerie que l’on se fait souvent des Celtes est partiellement vraie… Si l’on prend l’exemple de la péninsule armoricaine durant le dernier millénaire avant J.C., pour simplifier, on voit une campagne très peuplée, un habitat dispersé dans de petites fermes isolées comme on en connaît aujourd’hui – généralement entourées d’un fossé et d’une haie d’épineux pour se protéger des intrusions et éviter la divagation du bétail…
On trouve assez peu de villages, et quelques agglomérations qui commencent à se constituer.
Un élément important est la remarquable découverte de ces grandes résidences aristocratiques fortifiées, comme celle fouillée par Yves Menez à Paule…
Quant aux « récupérations », elles ont existé et existent toujours. Les Gaulois – et ce qu’on savait alors de leur histoire – ont été « récu- pérés » dès le 16e siècle, lorsque la France voulait s’affirmer, face à la papauté en particulier. Aujourd’hui on trouve une forme d’affirmation identitaire, qui est aussi utilisée à des fins commerciales : je me sou- viens avoir un jour acheté du pain labellisé « baguette celte » pour le seul fait qu’elle était faite d’épeautre… Ce qui ne veut strictement rien dire, puisque tous les peuples européens utilisaient l’épeautre à ces époques-là ; de même pour la « bière celtique »…
C’est une forme d’affirmation identitaire qui a son intérêt et sa valeur – que je ne nie pas – mais qui dévie parfois un peu trop, et j’ai souvent critiqué, par exemple, l’appellation abusive du « Festival interceltique », où on nous présente des régions telles que les Asturies en Espagne comme étant celtiques, alors qu’on a bien du mal à y trouver la moindre trace des Celtes.
Ce n’est pas parce que l’on joue de la musette que l’on est cel- tique. C’est un instrument médiéval très répandu, tout simplement… »
Le sentiment d’appartenance « communautaire » des peuples celtiques – de l’Ecosse à la Galice en passant par le Pays de Galles, la Cornouaille britannique, l’Irlande et la Bretagne – vous paraît-il historiquement légitime et fondé ?
« Il n’y avait pas davantage de fraternité entre ces peuples qu’entre d’autres… Travaillant actuellement à la rédaction d’un livre, je lisais récemment ce qu’écrivait un chroniqueur relatant un débar- quement britannique à l’Abbaye St-Matthieu, qui était aussi une ville à l’époque : il notait que les plus acharnés à massacrer les habitants bretons du lieu étaient les Gallois ! Alors, les « frères celtiques », vous savez…
Historiquement, les liens entre les Écossais et les Bretons sont un peu un mythe : on n’a guère de témoignages d’échanges entre ces peuples éloignés géographiquement. Si ce sont indéniablement des peuples de langues celtiques, les études récentes menées en Grande-Bretagne sur l’A.D.N. montrent qu’il n’y a pas de communauté ethnique… »
Breton, et Finistérien, vous avez particulièrement étudié les Osismes, ces Gaulois du « Penn-Ar-Bed », qui peuplaient notre Ouest-Bretagne, et avez notamment publié fin 2014 un remarquable ouvrage de synthèse sur cette civitas :
« Les Osismes, peuple de l’Occident gaulois »… Quelle était – d’après les récentes découvertes – l’étendue de leur territoire ?
« D’après les textes antiques et les découvertes archéologiques, leur territoire s’étendait sur tout le Finistère et l’ouest des Côtes- d’Armor, jusqu’à la baie de St-Brieuc, un grand territoire… »
Les découvertes de ces dernières années ont-elles remis en question d’autres idées reçues, ou anciennes ?
« Non, il n’y avait pas de théories particulières sur les Osismes.
En revanche, des fouilles importantes réalisées ces quarante dernières années – comme celles de Mez-Notariou, à Ouessant, celles de Paule, celles du Yaudet… – ont permis, grâce à l’abondance des informations obtenues, de bien asseoir notre idée sur la civilisation des Osismes. »
L’on découvre, à la lecture de votre livre, un « peuple » aussi marin que les Vénètes, pratiquant le commerce international…
« Oui, sûrement. Son territoire étant entouré par la mer sur trois de ses côtés, l’on a un peuple de marins, qui de tout temps a navigué sur les quatre mers.
L’affirmation de César faisant des Vénètes le peuple principal de l’Armorique n’est corroborée par aucune preuve archéologique. Je viens d’écrire et de publier, en ce début de mois d’avril, un livre sur les Vénètes, comme celui écrit sur les Osismes, et j’ai disséqué toutes ces questions… César a fait là une affirmation gratuite. Le dire ne plaira pas nécessairement à tout le monde, mais c’est la réalité, et il faut bien la dire quand même !
Les Osismes étaient donc aussi marins et commerçants que leurs voisins Vénètes. On retrouve les indices d’une navigation côtière tout au long des côtes de l’Armorique, et ceux d’une navigation plus lointaine, jusqu’au Cotentin vers le Nord, l’embouchure de la Garonne vers le Sud, et vers les côtes de la Grande-Bretagne. Cette navigation transmanche concerne aussi bien les Osismes que les Coriosolites, leurs voisins du Nord-Est, mais pas les Vénètes, qui semblent ne pas franchir les pointes ouest du Finistère…
Nos fouilles du Yaudet ont permis de découvrir des céramiques produites dans le sud-ouest de la Grande-Bretagne ; et vice-versa, on trouve en Grande-Bretagne des céramiques produites dans le nord de la péninsule armoricaine.
On trouve aussi quelques traces de navigation encore plus loin- taine, vers le nord-est de la Manche, mais rares… »
Quelles inconnues majeures demeurent les concernant ?
« Un site mériterait d’être réétudié à fond : le « camp d’Arthus » dans la forêt domaniale du Huelgoat. Cette grande fortification de la fin de l’Âge du Fer a donné lieu à des fouilles très restreintes, par l’équipe de Mortimer Wheeler. Le déclenchement de la 2nde Guerre mondiale a mis fin à celles-ci.
L’ouragan d’octobre 1987 a endommagé le site. Il a été replanté… Cette grande fortification, avec son enceinte de Murus Gallicus
– ou Mur gaulois – a souvent été appelée Oppidum. Mais ce terme ne lui convient pas, car les oppida – telle celle du Mont Beuvray près d’Autun – sont des places centrales de tribus avec toute une organi- sation urbaine, de nombreuses activités… Ce que l’on ne retrouve pas dans ce qui a pu être exploré au « camp d’Arthus ». Cela mériterait donc vraiment d’être exploré !
Le problème est que les crédits manquent, et que l’archéologie s’est principalement dirigée, ces toutes dernières années, vers des interventions de sauvetage – parce qu’un site allait être détruit – ou « d’archéologie préventive », en prévision de l’ouverture d’un chantier de construction ou de voirie… Ces opérations mobilisent l’essentiel des crédits. Cela peut se comprendre en partie, mais empêche de diriger la recherche vers une zone déterminée, et dans une stratégie d’ensemble…
Un autre argument, assez juste, est que beaucoup de sites aujourd’hui protégés pourront être mieux explorés dans quelques années, avec la découverte de nouvelles techniques de fouilles… »
Quel héritage ces Osismes nous ont-ils laissé ?
« Que dire ?… Le passage des siècles a détruit beaucoup de choses, et en a changé beaucoup d’autres. Ils nous ont laissé leur nom – ce qui est peut-être l’essentiel – puisqu’il signifie « les Finistériens », le peuple du bout de la terre, du Penn Ar Bed…
Pour le reste, on ne voit pas grand-chose, car redisons-le une fois encore : nos civilisations sont le fait d’empilements fragmentaires, et de changements…
Dans certains cas, on pourrait dire que des éléments sont passés dans la religion catholique locale, comme le culte des fontaines qu’elle a adopté ; de même pour la troménie de Locronan, que Donatien Laurent a reliée à des cultes préchrétiens… »
Carhaix a révélé son important passé gallo-romain, mais quel rôle ce site jouait-il auparavant au sein de la Civitas des Osismes ?
« Il ne semble pas qu’il y ait eu sur le site de Carhaix de place centrale, ni là ni autre part dans la péninsule armoricaine, d’ailleurs.
Vorgium paraît être une création purement romaine. Les Romains ont choisi – et bien choisi ! – un lieu stratégique, situé au centre de la cité des Osismes. Il est vrai qu’il se trouve à proximité de la grande forteresse de Paule, mais ce site-là avait décliné depuis longtemps quand Vorgium a été édifiée…
Mais il faut bien voir que l’implantation romaine est ici réduite au strict minimum, à la différence de ce qu’on peut trouver dans des régions comme le sud de la France, autour d’Orange, par exemple. Ici, en Armorique, il n’y a guère de colonisation romaine. Les « Gallo- Romains » sont des Gaulois romanisés qui, pour diverses raisons, ont adopté les mœurs, et en partie la langue des Romains.
Mais ce sont de « purs » Gaulois. Leur structure sociale demeure, d’autant plus qu’elle est très proche de celle des Romains.
Une collègue hollandaise a écrit que la civilisation romaine s’im- plantait durablement là où la structure sociale des peuples conquis était semblable. C’est juste. On trouve chez les Gaulois une société hiérarchisée, avec au sommet les « Equites » – les cavaliers – puis les hommes libres, et ensuite les esclaves, à peu près comme dans le monde romain.
L’arrivée des Romains a certainement changé les choses, mais elle n’a pas détruit la civilisation gauloise. Les Romains avaient une poli- tique assez habile. Ils laissaient généralement en place les coutumes et les cultes locaux. En Armorique, ils ont seulement détruit le drui- disme, qui avait une fonction politique qu’ils jugeaient indésirable… »
Les découvertes faites à Paule–St-Symphorien revêtent une importance capitale, qu’ont-elles apporté à notre connaissance de ces siècles lointains ?
« Elles ont révélé l’existence de ces grandes résidences aristo- cratiques : des lieux occupés par des personnages importants de la société locale, qui ont une suite armée, un peu comme les seigneurs du Moyen Âge.
Cette fortification se trouve près d’un grand axe, pré-romain, qui prend la Bretagne en écharpe, depuis le fond de la baie de St-Brieuc, jusqu’aux environs de Penmarc’h.
Or, en Trégueux, au point de départ de cet axe, on a retrouvé et fouillé une autre résidence aristocratique semblable – le résultat de ces fouilles n’a pas encore été publié. Et à l’autre extrémité, à Tronoën (Saint-Jean-Trolimon), se trouve un grand sanctuaire de l’Âge du Fer… On voit donc que cette forteresse de Paule-St-Symphorien est
liée à ce grand axe, qui date peut-être même de l’Âge du Bronze.
A Paule, on voit aussi le culte des ancêtres, dont l’existence n’était pas véritablement attestée en Gaule occidentale. Les quatre statues découvertes sur le site renvoient à ce culte des ancêtres du clan…
Elles ont manifestement été jetées au rebut à un moment, peut-être parce que le propriétaire du lieu avait changé…
Mentionnons encore la découverte de très nombreuses amphores à vin. En 1982, j’avais étudié les amphores vinaires importées dans l’ouest de la Gaule à l’époque pré-romaine. D’autres découvertes se sont ajoutées depuis. Mais à Paule, on est face à une quantité impres- sionnante, équivalant une consommation de 5000 à 6000 litres !
Tout cela confère ce que l’on percevait déjà un peu auparavant. Une société dite « héroïque », avec des seigneurs, leurs militaires, des banquets, des bardes… Les textes laissaient discerner cette société de façon imprécise. Ici on la voit inscrite dans la terre, dans l’archéologie… »
Peut-on espérer que la mise au jour de semblables sites vienne un jour élargir encore notre regard sur les Osismes ?
« Oui, certainement. Il y a donc celle de la Ville-Alain en Trégueux. D’autres ont été repérés d’avion, dans le Morbihan, à Trémeler. Et il en existe d’autres encore, comme probablement la fortification du camp du Muriou, en Quimerc’h ; ou le camp de Kerfloch en Plaudren… »
Carhaix s’apprête à mettre en valeur ses richesses archéo- logiques… Que pourrait-on imaginer pour poursuivre à l’avenir dans cette voie, en Centre-Bretagne ?
« Je dis souvent, ayant voyagé en Europe pour étudier, que l’on n’a toujours pas vraiment compris en Bretagne tout l’intérêt écono- mique que pouvait représenter ces sites anciens ! L’on se contente trop souvent d’un panneau, fréquemment graffité, hélas…
Or, quand on voit les aménagements réalisés sur des sites sem- blables en Grande-Bretagne – avec clôture, explications, prix d’entrée, brochures… – on imagine ce qui pourrait être fait ici !
L’intérêt économique s’ajouterait à l’intérêt culturel… Carhaix et Corseul prennent cette voie-là, et c’est très bien !
A Carhaix, les vestiges retrouvés sont ceux des quartiers périphé- riques de la ville de Vorgium. Le cœur de la cité est sous le centre- ville actuel… Mais on ne va pas démolir l’un pour retrouver l’autre !
Je suis bien sûr souvent venu à Carhaix, et y ferai une conférence le 17 juin sur les Osismes. »
Avez-vous en projet quelque autre ouvrage ?
« Celui sur les Vénètes – intitulé : « Les Vénètes d’Armorique » – vient donc de sortir, aux Editions Coop Breizh. J’en ai un en prépara- tion sur « L’Armorique et la mer, de la fin de l’Âge de Bronze à la fin de l’époque romaine ». Et j’ai écrit un petit ouvrage sur la Bretagne celtique, qui doit paraître très bientôt. »
La recherche historique et l’archéologie passionnent les spécialistes, mais aussi de nombreux amateurs… D’où vient, plus qu’un engouement, ce feu intérieur qui ne cesse de brûler ?
« C’est un fait relativement récent… Je viens de terminer mon dernier mandat à la présidence de la Société archéologique du Finistère. Après l’avoir présidée pendant 12 ans, j’ai considéré qu’il était temps de passer le relais…
Cette société, qui est composée d’amateurs, a commencé avec 100 membres en 1873. Elle en compte actuellement 1500. Cela révèle l’intérêt que suscite aujourd’hui le patrimoine ancien, les racines, ce dont témoigne encore plus clairement la croissance de la Société de Généalogie du Finistère, qui regroupe 5 000 membres ! Les gens ressentent un besoin de rechercher leurs racines, leurs ancêtres, une envie de savoir d’où ils viennent… Au-delà des noms, il y a le désir de savoir comment vivaient ces ancêtres, proches ou lointains. »
N’existe-t-il pas – comme en d’autres disciplines – une certaine compétition, voire de la rivalité, qui peuvent amener certains chercheurs à œuvrer, non seulement dans le secret, mais parfois à dissimuler voire même pour quelques-uns à fausser les découvertes ou conclusions ?
« La compétition existe dans le monde de l’archéologie comme dans l’ensemble du monde de la recherche. Elle peut être saine et même bénéfique. Mais il existe aussi malheureusement des attitudes qui sont déplorables…
On rencontre parfois parmi les archéologues, les « fouilleurs », un réflexe du genre « c’est mon site, c’est à moi, je ne donne pas les informations… »
Ne pas diffuser une information est dommageable car cela bloque les progrès. Cela ne se passe pas ainsi dans les « sciences dures », où l’information circule. »
Que connaît-on réellement de l’Histoire (avec un grand ) ? Avons-nous une vue subjective, partielle, ou même partiale ?
« Il est difficile d’estimer ce que l’on connaît et ce qu’on ne connaît pas… On essaie de faire notre vision de l’histoire aussi objective que possible, mais il est évident que toute histoire – ancienne ou récente – est imprégnée de la culture et de « l’idéologie » de l’auteur. Etant Finistérien moi-même, quand je parle des Osismes, j’ai tendance à une certaine « identification » et ne vais pas les rabaisser plus bas que terre !… Alors qu’un Nîmois qui écrirait sur les Osismes pourrait les considérer comme des barbares…
On essaie d’être le plus neutre possible, mais ce n’est guère facile ! »
Comment aborder cette partie essentielle de l’existence humaine et cet indispensable savoir ? Peut-on lire quelque- fois le présent, et l’avenir à la lumière des faits et des attitudes du passé ?
« Oui ! Prenons l’exemple de l’Europe et de son histoire. Quand on sait tous les conflits qui l’ont traversée et dévastée à des époques récentes ou lointaines, on sait ce que risquerait de donner sa déconstruction.
L’être humain ne me paraît pas avoir fondamentalement changé au cours des millénaires dans ses réactions profondes et ordinaires !
Le passé nous apprend toujours des choses. Ses leçons sont à retenir, et l’enseignement de l’histoire à l’école est essentiel.
Et il faut essayer de rester le plus neutre, le plus objectif possible en l’étudiant comme en l’enseignant. »