L’homme n’était plus très jeune… Achevant pourtant un copieux repas («complète», «spéciale» et une «dessert» au caramel au beurre salé») dans une bonne crêperie du Centre-Bretagne, il ne pouvait se résoudre à quitter la table, puis la Bretagne, sans re-goûter à sa «Madeleine de Proust» au blé noir. Et pour cause… Si la crêpe est pour beaucoup d’abord un symbole de la Bretagne, elle est aujourd’hui encore une réalité gastronomique enracinée dans les terroirs bretons. Parler des bonnes crêpes bretonnes devenant dès lors un pléonasme ou du moins une lapalissade…
Mais hélas, même parfois dans notre région, d’aucuns, alléchés moins par la qualité que par la rentabilité de ladite crêpe, voient en celle-ci désormais tout autre chose…
À l’approche de l’été et avec l’arrivée des vacanciers, nombreuses sont les biligs qui en Bretagne s’apprêtent à chauffer plus encore que d’ordinaire… Car, qu’on se le dise, la Bretagne a été et demeure la terre de la crêpe, la krampouezh… qu’elle soit de froment ou de blé noir… que d’aucuns, en «Haute Bretagne», l’appellent galette ou non !
Dégustée d’abord en Bretagne, mais aussi…
Si le nombre exact de crêperies y demeure «un mystère» (plus de 2000), on évalue de 4000 à 5000, le nombre de personnes qui vivent aujourd’hui de la crêpe de dégustation dans la péninsule armoricaine.
Chiffre auquel il convient d’ajouter marchands ambulants et fabricants de crêpes à emporter, plus difficiles à recenser! Sans parler des autres maillons de la filière, depuis les producteurs de blé jusqu’aux fabricants de biligs, en passant par les quelque 60 meuniers…
Mais l’offre va rarement sans la demande ! Et il faut bien l’avouer en matière de «crêpe» les Bretons sont de gros consommateurs. Une récente enquête révélait ainsi que la Bretagne historique, à cinq départements, concentre à elle seule plus de 60% de la consommation totale de crêpes en France !
Pour autant, ne vous y trompez pas, la crêpe a le vent en poupe également hors des frontières régionales! Ainsi, d’après une enquête Odoxa menée en décembre dernier, 9 Français sur 10 en consomment, dont 74% régulièrement toute l’année !
Certes, me direz-vous, il y a crêpe et crêpe… de dégustation, à emporter, faite main ou industrielle, etc., sans oublier la «faite maison». Bref, il faut comparer ce qui est comparable !
Oui, alors, restons-en au créneau de la crêpe à savourer, sur place ou à emporter.
Rentable, la « complète » ?
Depuis quelques années, nombreux sont ceux qui y tentent leur chance espérant exploiter un filon qu’ils pensent lucratif… ne voyant dans la crêpe que l’opportunité d’un business rentable dans le secteur de la restauration !
Il est vrai que si l’on n’y regarde pas de si près, la crêpe, qu’elle soit de froment ou de blé noir, peut apparaître ultra-rentable. «J’ai travaillé vingt-cinq ans dans la restauration gastronomique avant de reprendre cette crêperie. Ma marge brute est passée de 65% à plus de 80% !», explique un propriétaire d’une « Ty-Krampouez » bien en vue sur le port d’une ville touristique du Sud Finistère…
Rares sont ceux qui dans le métier vous diront le contraire…. «Oui, une crêpe peut être vendue jusqu’à quatre ou cinq fois son coût matière», autrement dit le prix déboursé pour sa confection !
L’exemple de la fameuse «complète» en est la parfaite illustration : avec 1 kilo de farine de sarrasin à 3€, vous faites 25 «galettes», soit 12 centimes par galette. Vous y rajoutez un œuf (20c), une tranche de jambon (40c), du fromage (20-25c), plus du beurre (15-20c),… Vous obtenez bon an, mal an, une «complète» à un coût compris entre « 1,10€ à 1,50€, pour les plus généreux» d’après les professionnels de l’art ! Pour un prix de vente moyen compris entre 6 et 7€… du moins dans les lieux «pas trop touristiques» !
« Ce n’est pas la poule aux œufs d’or ! »
Reste que, bien entendu, le prix de ces matières ne comprend pas tous les autres frais, charges, etc., et peut aussi varier selon la qualité des ingrédients choisis, fermiers, bio ou pas, sarrasin breton ou chinois(!), etc. Et l’on pourrait également faire un semblable calcul avec la quintessence de la crêpe froment, à savoir la «au beurre» qui, avec un coût matière d’une trentaine de centimes, peut généralement être dégustée sur place pour 2,30€ à 2,70€ !
Alors, me direz-vous, rentable, le métier de crêpier ! Et ce, d’autant que, comme le rappellent plusieurs experts du domaine : «une crêperie ne nécessite pas un matériel élaboré, l’investissement de départ étant potentiellement peu élevé» !
Oui, mais comme le souligne B. Boutboul, directeur du cabinet Gira conseil, spécialisé dans la restauration : «Attention, le chiffre d’affaires d’une crêperie est faible, le ticket repas moyen aussi (14€) moins élevé, par exemple, que celui d’une pizzeria, pour un volume horaire conséquent (66h hebdomadaires en moyenne selon la FAFIH), et un travail qui est très ample et mobilisateur».
Pour autant, comme l’avouent nombre de crêpiers amoureux de leur métier, «si l’on est loin de la poule aux œufs d’or, avec une bonne recette, des bons produits, une gestion rigoureuse et le sens de l’accueil… une crêperie est une belle activité».
Le business de la crêpe en poudre !
Mais, pour certains, cela ne suffit guère… l’essentiel étant le business et la rentabilité… Dans le domaine, un nom en est le symbole et ce, depuis une vingtaine d’années déjà : André Sala, le «pape de la crêpe en poudre», fondateur de l’entreprise «Crêpes de France» concepteur du fameux «Distri’crêpe…» dont les machines remplies de «poudre crêpe» mélangée à de l’eau ont envahi bien des lieux touristiques… offrant l’opportunité à leur propriétaire de faire à une cadence record des «crêpes» calibrées et particulièrement économiques!
À ce rythme, il n’est pas étonnant que l’une des «crêperies» les plus rentables de France soit située dans un préfabriqué, au pied de la tour Eiffel… avec, en saison, une production par week-end de plus de 1200 crêpes, à 20 centimes de coût de revient, mais vendues 15 fois plus cher !
Et c’est bien là le concept: faire de la crêpe un Business comme un autre, où il importe d’accroître la marge… celle-ci pouvant atteindre les 1000% en certains lieux!
Avant de vendre son affaire, il y a cinq ans, André Sala ne se cachait pas : «Je suis le canard noir des Bretons… Il faut absolument se mettre au goût du jour… Moi, si demain, on me dit qu’en faisant une crêpe rouge, j’en vendrai plus… alors ma crêpe sera rouge» ! Tournons la page… et revenons à la crêpe bretonne.
L’art et la manière…
Cette crêpe que depuis maintenant près d’un demi-siècle s’attache à offrir à sa clientèle l’une des plus anciennes crêpières de la pointe bretonne, Anne-Marie Gourlan.
Une recette jalousement transmise depuis trois générations, une pâte pétrie à la main car «si la pâte est trop travaillée, la crêpe sera trop dure»… une farine de minoterie bretonne, des œufs fermiers, du lait entier, du beurre salé… Ici comme heureusement dans nombre de crêperies armoricaines, l’art et la manière de faire une crêpe sont premiers, et des éléments sur lesquels on ne transige pas! Et c’est heureux!
Alors si cet été vous hésitez : «Où prendre une crêpe» ? N’oubliez pas la fameuse (autant que ses crêpes!) sortie médiatique de Madame Gourlan interrogée sur les «crêpiers» qui fleurissent à la belle saison : «Les gens qui ouvrent des crêperies juste pour l’été ? Attendez, ils ne savent même pas faire des crêpes, ces gens-là… Ils font des trucs, c’est un peu minable ! Ils ne savent même pas les étaler…» et de finir, avec son délicieux accent bigouden : «le goût, ça vient aussi de la façon dont tu la fais, ta crêpe, là sur la bilig… Y en a vraiment qui n’ont pas peur» !
« Bonnes crêpes cuites au beurre » !
Là, les plus anciens du Kreiz Breizh entendent résonner dans leur mémoire la voix de celle que l’on appelait «Chan la crêpe» et qui venait de Petit Carhaix vendre ses crêpes dans la capitale du Poher : «krampouezh tomm-tomm fritet e-barzh amann» (Crêpes bien chaudes cuites au beurre) ! Oui, heureusement, au Centre-Bretagne, la tradition des bonnes crêpes ne date pas d’hier !