Il y a des situations qui vous «dérangent» fondamentalement, qui font peur. Il est donc fondamental de dire que la dignité de chacun ne dépend pas du regard des autres, qu’il n’y a pas ceux qu’on admirerait et ceux qu’on rejetterait…
Et quand on accompagne des formes de dépendance les plus sévères, se dire que la personne n’est pas l’objet de notre attention, mais un frère, c’est fondamental. Je ne suis pas bien parce que je suis gentil avec elle (etc.)… Nous sommes d’abord des frères et des sœurs !…»
Christian Galtier dirige aujourd’hui la Fondation John Bost : un ensemble d’établissements spécialisés dans l’accueil et le soin des handicaps les plus extrêmes.
Quelque 2000 professionnels y accompagnent près de 1700 résidents dans 34 établissements représentant 12 types de structures spécialisées différentes, implantées dans quatre régions de France, le lieu principal demeurant celui de La Force en Dordogne, site historique de la Fondation.
Pasteur protestant, John Bost édifia ici en 1848 le premier de ses «asiles» – ainsi qu’on le disait à l’époque – sur un vaste plateau qui domine la vallée verdoyante de la Dordogne…
Lui qui avait commencé par accueillir dans son presbytère des enfants gravement handicapés, abandonnés à leur sort, rejetés de tous, s’était fixé comme but de sa vie une mission qu’il résumait par ces mots : «Ceux que tous repoussent, je les accueillerai… dans un environnement sans murs ni clôtures. Et nous mettrons des fleurs sur leur chemin…» Une vision et un principe révolutionnaires en ce milieu du 19e siècle !
En un peu plus de 30 ans, avec l’aide de ses paroissiens et de dons envoyés par des églises protestantes, il bâtit neuf établissements, qui accueillaient quelque 500 pensionnaires en 1881, année de sa mort.
Plus de 170 ans ont passé depuis les débuts, et la Fondation John Bost poursuit aujourd’hui cette remarquable mission, dans la même perspective, fidèle à sa vocation : accueillir et accompagner en particulier celles et ceux que leur lourd handicap laisse sans solution dans des établissements ordinaires… personnes polyhandicapées porteuses ou non de maladies rares; personnes avec handicap psychique ; personnes avec troubles de l’autisme souvent associés à une déficience intellectuelle ; personnes âgées dépendantes ou handicapées vieillissantes…
Regard d’Espérance a voulu cette fois donner la parole à celui qui – lui-même père d’un enfant polyhandicapé – pilote depuis 18 ans cette œuvre remarquable d’humanité et de foi, deux réalités ici indissociables, l’une plongeant ses racines dans l’autre.
Christian Galtier, qui connaît le Centre Missionnaire de Carhaix pour y être venu voici des années dans le cadre du scoutisme protestant – et qui connaît bien la Bretagne, lieu privilégié de ses vacances – nous a accueillis à La Force en Dordogne pour un interview et une visite de ces lieux extraordinaires, d’où l’on ne revient pas comme on y est allé…
Voici l’essentiel d’un entretien d’une grande profondeur, humaine et spirituelle, sur l’accueil des plus fragiles d’entre nous, frères en humanité.
Voudriez-vous vous présenter brièvement ?
«Né dans une famille protestante, j’ai entendu parler de la Fondation John Bost dans ma petite enfance, à une époque où l’on parlait encore des «Asiles de La Force».
Je n’avais a priori aucune prédisposition pour venir diriger cette institution. J’ai rencontré le handicap en tant que jeune parent, puisque le deuxième de nos cinq enfants est polyhandicapé…
J’ai d’abord fait des études scientifiques et techniques, en Génie mécanique. Puis, ayant eu la conviction que cela ne m’occuperait pas toute ma vie, j’ai rencontré, dans le cadre du scoutisme, des personnes qui m’ont amené à percevoir que j’étais peut-être appelé au ministère pastoral.
J’ai donc effectué des études de théologie. Mon premier poste a été dans le scoutisme; Secrétaire Général des Eclaireurs et Eclaireuses Unionistes de France…
Après cinq ans à ce poste, j’ai été pasteur à Nîmes, et rapidement l’on m’a demandé de devenir Président du Conseil régional de l’Eglise réformée pour les Cévennes, le Languedoc et le Roussillon.
Puis, après deux mandats, j’ai été appelé à venir diriger la Fondation John Bost, où je suis depuis 18 ans.»
Comment définiriez-vous, à grands traits, ce que fut la «vision» de John Bost pour créer puis développer l’œuvre de La Force ? Quelle a été voici plus de 170 ans l’originalité de cette œuvre et en quoi son accueil des personnes très handicapées fut-il précurseur, en avance – et de beaucoup – sur son temps ?
«John Bost était né dans un protestantisme pacifié, libéré des persécutions, qui pouvait – après la Révolution et le Concordat – penser aux plus fragiles des siens, et il a vécu sa jeunesse dans un environnement évangélique. Il était évident pour lui que son action ne pouvait être référée qu’au Christ.
Sa première intuition a donc été de dire : «J’accueillerai ceux que tous repoussent, au nom de mon Maître…», ce Maître étant bien évidemment le Christ.
Il ajoutait : «dans un environnement sans murs ni clôtures», se posant là en totale rupture avec les pratiques et les recommandations – y compris légales – de l’époque, puisque la loi de 1838 promulguait l’ouverture des asiles psychiatriques départementaux sur le modèle carcéral. John Bost a fait, lui, le «pari» du modèle totalement ouvert !
Il y a là comme un esprit de liberté, un mouvement prophétique, selon le mot employé pour le titre d’un ouvrage sur La Force : «La cité prophétique»…
Sa troisième idée était que le beau aide les gens à aller mieux, ce qu’il a formulé dans une affirmation forte: «…Nous mettrons des fleurs sur leur chemin.»
Musicien, il s’était, par exemple, aperçu que la musique aidait les épileptiques à aller mieux, et plus généralement que le cadre dans lequel les gens étaient appelés à vivre avait une influence, pour leur mieux-être ou leur mal-être selon qu’il était propre, harmonieux ou au contraire laid, mal entretenu…
Trois intuitions donc : «Ceux que tous repoussent, je les accueillerai au nom de mon Maître, dans un environnement sans murs ni clôtures, et nous mettrons des fleurs sur leur chemin.»
Cette pensée fondatrice a profondément marqué, en son temps, par la suite et jusqu’à ce jour, l’œuvre de la Fondation John Bost ?
«Oui! D’un point de vue philosophique et au sens le plus positif, la Fondation a la chance immense d’avoir un «mythe fondateur» extraordinaire : une personnalité, une vision totalement originale… L’origine de son histoire dit cette histoire, tellement elle était «incroyable» !
Cette originalité s’exprime aujourd’hui de différentes manières: la Fondation doit d’abord s’adresser à ceux qui ne trouvent pas de solution. Et même si de très grands progrès ont été réalisés en France dans le champ du handicap, des personnes demeurent encore sans solutions. La Fondation essaie d’être pour elles le lieu de recours.
La deuxième dimension originale est la volonté de prendre en compte la personne porteuse de handicap dans toutes les facettes de sa personnalité. La Fondation est un des lieux très précurseurs dans l’approche médicale, en n’ayant pas séparé – à l’inverse d’autres institutions – l’approche psychiatrique de l’approche dite somatique. L’équipe médicale est ici composée à la fois de médecins-psychiatres et de médecins dans diverses spécialités somatiques : médecine, chirurgie, obstétrique… Cela dit quelque chose de l’unité de la personne. Et l’on s’aperçoit que l’on a parfois pris des douleurs physiologiques pour des troubles du comportement. Pour dire les choses simplement : quand on va mal, cela peut s’exprimer par des troubles du comportement, mais ce n’est pas parce que l’on a des troubles du comportement que l’on a nécessairement des problèmes psychiques: la souffrance physique forte influe sur le comportement…
Le fait de rassembler ces approches, au lieu de se cantonner à une «chapelle dogmatique», permet de mieux accompagner les situations les plus difficiles, notamment…
Cette approche globale de la personne s’applique dans le temps et dans l’espace. C’est-à-dire que si la personne a momentanément besoin de soins supplémentaires, une unité spécialisée va pouvoir intervenir sur place pour répondre à des difficultés temporaires, sans que cette personne ne soit soudain coupée de son environnement habituel, des gens qu’elle connaît…
On ne la transporte pas dans un lieu où elle ne connaît plus personne, et où elle va être angoissée…»
Qu’est-ce qui vous a attiré personnellement en ce lieu ?
«J’ai toujours été porté à agir en homme de pensée et à penser en homme d’action. Et en venant ici, dans le ministère pastoral, l’enjeu pour moi était moins la question du handicap, rencontré par ailleurs, que d’être au service d’une œuvre diaconale.
C’est quelque chose de fort pour moi, car je suis convaincu que la Parole de Dieu peut aider chacun à tenir debout… Et il me semblait que c’était ici un lieu où l’on pouvait vivre de manière forte, présente, quotidienne, cette Parole agissante, qui n’est pas un exercice ou une curiosité intellectuelle, mais une parole qui redresse, met en mouvement le fragile, le vulnérable, et autre…
J’ai trouvé ici un lieu où vivre de manière incarnée et dynamique la force d’un appel qui fait se tenir debout et qui met en mouvement.»
Quelles grandes évolutions «Les asiles de La Force» et ensuite «La Fondation John Bost» ont-ils connues ?
«Ces mutations sont pour partie celles que le champ du handicap a connu globalement, et pour partie plus circonstanciées.
Dans l’histoire des pays européens, l’accompagnement du handicap a connu trois phases:
la première est la charité: c’est toute l’histoire de la Fondation John Bost entre sa création en 1848 – édification du premier établissement – et 1960. L’on s’occupe des plus fragiles, avec le soutien de la communauté protestante, qui porte tout le dispositif de soins et d’accompagnement.
Une deuxième phase que l’on retrouve partout dans l’immédiat Après-guerre, est la médicalisation du handicap, accompagnée par le conventionnement à l’Assurance Maladie, la création d’unités spécialisées, des établissements pour enfants, I.M.E….
Et une troisième phase, récente, dans laquelle la France commence à entrer après les pays anglo-saxons, est le virage inclusif, sociétal. L’on considère que la personne porteuse de handicap doit avoir accès au «droit commun».
Elle peut, pour cela, avoir besoin d’aide ou d’accompagnement, cependant l’enjeu n’est plus de mettre en place une approche spécialisée, mais un accompagnement qui permette d’atténuer l’effet des difficultés de la personne, que l’on inclut dans la société.
La Fondation est dans ce mouvement: jusque dans les années 1960, elle a été portée par le protestantisme. Puis, ses ressources et ses modalités d’action ont été très médicalisées. Et aujourd’hui, elle est dans cette approche inclusive…
Cela signifie aussi rapprocher les personnes de leurs familles et autres plutôt que de les faire venir de toute la France jusqu’en Dordogne, et donc rapprocher la Fondation des bassins de population. Il y a ici une qualité de vie extraordinaire, mais pourquoi faudrait-il privilégier la rupture d’avec l’environnement de vie de la personne ?…
C’est pour la Fondation une interrogation permanente sur la nécessaire adaptation de son action auprès des personnes handicapées…»
Comment cette œuvre a-t-elle pu perdurer dans sa spécificité à travers les décennies, les bouleversements de l’histoire, les évolutions sociétales…?
«C’est une vraie source de réflexion. Je vois plusieurs raisons ou explications.
Tout d’abord, le caractère particulier de son action liée au projet de son fondateur: «Ceux que tous repoussent, je les accueillerai…» Cela reste une exigence particulière, oblige sans arrêt à s’adapter mais aussi à tenir ce qui fonde l’action, sans quoi l’on s’adapte sans boussole et on devient comme les autres…
La marque du projet fondateur reste très présente, et l’on est très attentif à le faire vivre. Je dis toujours aux professionnels: «L’enjeu, ce n’est pas la modernité, c’est l’actualité: être fidèle dans le présent à ce qui nous a mis en mouvement.»
Un autre aspect tient aux grandes difficultés des résidents; la nécessité de vivre les choses de manière très concrète, réellement incarnée…
Nous travaillons avec des personnes qui ont des profonds problèmes de perception de la réalité, des gens qui sont dits «insensés»: la question du sens est incontournable quand on travaille ainsi auprès de personnes qui ont des difficultés de représentation, des hallucinations…
Et je suis convaincu que ce sont les résidents qui «sauvent» la Fondation, qui font qu’elle ne peut pas s’écarter de sa vocation. Ils l’aident à rester fidèle à son projet…»
«La Force» fut créée «au nom de l’Evangile» et dans une démarche résolue de foi. Ce fut une œuvre clairement chrétienne… Est-ce toujours l’esprit de la fondation ?
«J’en suis convaincu! L’existence, le développement, l’adaptation de la Fondation est, en permanence, quasi un miracle…
Cela dépasse le seul investissement, les seules compétences des gens qui sont au service de ce projet. Et en ce sens, je pense que la Fondation est le fruit d’une vocation, d’un appel – et d’un appel quotidiennement renouvelé. C’est un mouvement qui a été initié et qui est entretenu par une Parole – pas par un discours – et par une présence agissante…
Et encore une fois, ce sont les résidents qui nous y obligent…
Pour les résidents, on ne peut pas transformer la vocation évangélique en un seul discours humaniste. Cela ne leur parle pas. L’on ne peut avoir un discours théologique qui dirait que la Fondation est quelque chose de fondamentalement évangélique même si elle en a écarté tous les signes perceptibles…
Pour les résidents, la vie spirituelle est une vie cultuelle, incarnée, et non une vie de débat philosophico-théologique !»
Quel «accompagnement spirituel» les résidents peuvent-ils recevoir ?
«Il y a deux niveaux, parfaitement identifiés dans un contexte de principes laïcs: d’un côté l’accompagnement spirituel, qui est prévu par la loi, que l’on soit dans le champ du handicap, le champ hospitalier ou autre…
Quand des personnes qui sont maintenues en un lieu pour des raisons de santé, d’ordre public, d’études (etc.), ne peuvent pas aller vers les églises, celles-ci doivent aller vers elles: c’est le principe de l’aumônerie, au sens légal du terme.
La Fondation met donc en place tout ce qui doit être prévu pour l’accompagnement spirituel des personnes qui le demandent…
Mais elle a un projet plus ambitieux que cette seule réponse légale: proposer une vie spirituelle, inspirée du protestantisme, à travers une mise en tension ou en discussion entre les convictions de chacun et le message biblique.
Cela est proposé à tout le monde, et qui veut y répond.
Des temps de ce que l’on peut appeler «catéchèse» ou «animation biblique» sont donc proposés dans tous les établissements, et pour certains permettent à des résidents de différents établissements de se retrouver pour ces temps partagés.
Tous les établissements doivent mettre en place l’accompagnement spirituel, mais la catéchèse – vie cultuelle, est elle, portée par les fonds propres. Ce sont les donateurs qui la rendent possible.»
Vous sentez-vous proche de John Bost et auriez-vous aimé être à ses côtés ?
«Je ne me suis jamais posé la question en ces termes-là… Et s’agissant d’évaluer des formes de proximité, il vaut mieux que ce soit les autres qui le fassent plutôt que soi-même !
Mais je me reconnaîtrais dans cette confiance ou cette sérénité, dans la pensée que l’on fait tout ce que l’on peut, mais que l’essentiel n’est pas ce que l’on fait car l’essentiel se joue ailleurs… Je crois que John Bost a été habité par cela, sans quoi il serait «devenu fou» ou ne se serait pas lancé dans une entreprise pareille !
Il y a une continuité dans cette forme de confiance et de sérénité, le sentiment d’être appelé et mis en mouvement par «quelque chose» d’autre que soi-même, et qui accompagne, est bienveillant, relève quand l’on a tendance à se décourager…
Sinon, à l’inverse de John Bost, je ne suis pas du tout musicien, et en ce domaine, j’ai tout délégué à mon épouse, qui joue de l’orgue, du piano et autres…
J’ai un vécu avec le handicap qu’il n’avait pas familialement… et une santé qu’il n’avait pas : John Bost a souffert de maux divers – il avait par exemple des migraines qui l’obligeaient à rester dans l’obscurité pendant deux ou trois jours, sans voir personne – et cela a affecté son caractère. Il était aussi quelqu’un de «tourmenté»… J’ai la chance de ne pas être «miné» par des problèmes de santé.
Mais je ne cherche pas à me voir en lui. En revanche, il est un élément commun, sans doute lié à cette confiance et ce mouvement initié par le Christ, c’est une capacité à ne pas se satisfaire de ce que l’on a fait, mais à voir ce qui reste à faire. Il le disait toujours, et je le dis aussi, ce pourquoi les gens me disent: «vous êtes fatigant…».
Et s’y ajoute une facilité à voir loin, à ne pas se laisser enfermer dans les difficultés de l’immédiat…»
Quand le découragement, ou le doute, ou quelque crainte vous saisissent, comment réagissez-vous ?
«Autant que faire se peut, avec la sérénité du chrétien qui fait tout ce qu’il peut, mais sait que l’essentiel ne dépend pas de lui. C’est vrai dans les «réussites» comme dans les difficultés…
Ni mes prédécesseurs ni moi n’avons jamais rencontré de gens qui, venant ici, se disent que c’est un lieu quelconque. Il y a ici «quelque chose d’autre», que nous ne sommes pas toujours capables de définir ou de qualifier. Je me souviens de périodes de tensions très fortes avec des équipes du Ministère de la Santé où ces gens nous disaient: «Ce que vous faites, c’est incroyable. On nous a expliqué qu’il fallait que cela s’arrête… Mais pour faire quoi de mieux ?…»
John Bost finançait l’édification puis le fonctionnement des centres d’accueil et de soins grâce à des dons… Qu’en est-il aujourd’hui ?
«Cet aspect est toujours bien présent, mais différemment de l’époque de John Bost. Le souci quotidien à l’époque était de pouvoir nourrir chaque jour les gens. En ce domaine, l’histoire retient l’action et la personnalité de John Bost lui-même, mais elle doit aussi retenir celles de son épouse Eugénie, dont une part très importante de la grande fortune a été consacrée à la Fondation.
Aujourd’hui, le fonctionnement de nos établissements est porté, selon la loi, par des fonds publics : l’Assurance Maladie pour toute la partie « soins », et les Conseils départementaux pour la partie «hébergement», concernant les personnes en situation de handicap.
Il reste que de nombreux donateurs – 6000 environ – continuent à soutenir la fondation de manière très régulière et très importante. Un soutien qui représente de 7 à 9% du budget, ce qui est considérable ! Cela permet plusieurs actions, qui sont des marqueurs de la Fondation: rénover, améliorer le cadre de vie des résidents, selon l’une des intuitions de John Bost – «mettre des fleurs sur leur chemin»… Faire en sorte que les gens vivent dans un environnement agréable, beau, rassurant…
Cela a un coût, dont les Agences Régionales de Santé nous disent qu’il ne relève pas de leur responsabilité…
Les donateurs nous ont aussi permis de financer à 50% des établissements que nous avons créés ces dernières années, sur les fonds propres de la Fondation.
Nous ne sommes que deux en France à le faire parmi les «opérateurs» dans le champ du handicap : l’association Perce-Neige et la Fondation John Bost.
Le troisième aspect, nous l’avons déjà évoqué : la dimension de la catéchèse et du témoignage évangélique est en grande partie portée par nos fonds propres, donc par les dons. Et l’on rejoint là les enjeux de la vocation de la Fondation: «Accueillir ceux que tous repoussent», c’est mettre en place des dispositions qui n’existent pas ailleurs, puisque les personnes concernées ne trouvent pas de place dans les organisations communes…
Avoir un environnement adapté, beau, qui contribue au mieux-être des personnes en difficulté ; et un témoignage évangélique qui fasse écho à ce que disait Ambroise Paré : «Je le soignai, Dieu le guérit.»
Un homme tel John Bost pourrait-il, à notre époque, réaliser une semblable œuvre de foi…?
«C’est une question que l’on ne peut pas ne pas se poser au niveau de la gouvernance d’une institution comme la nôtre…
Dans le champ du handicap, la réponse serait non. Il est aujourd’hui très réglementé. Mais dans le domaine de la «charité», comme nous l’évoquions au début de cet entretien, des personnalités prophétiques peuvent créer des choses semblables.
Cela peut se vivre aujourd’hui dans le champ social, mais plus dans le champ sanitaire, et médico-social, qui est très organisé, très réglementé…
Si vous voulez faire quelque chose dans le domaine médico-social ou sanitaire, l’on va vous demander si vous avez les diplômes, les certificats de commission de sécurité, si ceci, si cela… Alors que si vous aidez des gens en grande difficulté, dans le champ social, on vous laisse tranquille et on vous dit bravo pour ce que vous faites… Le contexte réglementaire français complique tout!
Cependant, cela reste possible dès lors que l’on a – ou que l’on peut susciter – les capacités d’agir sans se tourner vers les administrations et les pouvoirs publics…»
John Bost considérait comme essentielle la participation des résidents à des tâches matérielles, pour eux-mêmes : leur dignité humaine, leur sentiment d’utilité… Est-ce possible aujourd’hui ?
«Nous sommes très présents dans ce qui était l’intention de John Bost : comment faire que les gens soient acteurs de leur vie et non sujets passifs…
Nous sommes en train de développer ce que l’on appelle «une plateforme collaborative» autour de l’autodétermination des personnes accompagnées; c’est-à-dire : faire en sorte que leurs souhaits, leurs aspirations soient le moteur de l’accompagnement, et non pas avoir la posture en surplomb du «sachant» – médecin et autres professionnels – qui décide ce qui est bon pour la personne…
John Bost ressentait quelque chose de cela, même s’il ne faut pas essayer de faire «coller» les visions éducatives du 19e siècle et celles du 21e siècle !
Le deuxième aspect – et il y a là un ferment évangélique – c’est de reconnaître l’utilité sociale de chacun, quelle que soit sa situation.
L’on a souvent considéré le handicap sous l’angle de l’inutilité sociale: comme on n’y peut rien, on rassemble les personnes handicapées et on les place dans un endroit où elles ne gêneront personne.
A l’inverse, l’utilité sociale est une déclinaison de la dignité de chacun: ce n’est pas parce que l’un est fort, beau (etc.) qu’il a plus de valeur aux yeux de Dieu. Chacun a une valeur propre, liée à ce lien, et donc chacun dans la société, doit pouvoir participer au bien commun… Ce n’est pas une utilité sociale au sens utilitaire, mais la vocation à être un acteur, un participant de la communauté.
Ce n’est pas facile à mettre en œuvre d’un point de vue réglementaire. Nous avons été confrontés il y a quelques années au thème :
«On n’est pas à l’hôpital pour travailler ou être en vacances. Nous ne voulons plus entendre parler de gens qui ont une activité. Ils sont là pour être soignés…»
Or, le «travail» peut être un lieu de «soin» : avoir une activité aidait ces personnes à aller mieux…
Mais on est là dans le drame des catégorisations à la française. La Fondation reste convaincue que chacun peut apporter quelque chose au bien commun !»
Vous avez écrit que la personne en situation de handicap «tient sa dignité non du regard des autres sur elle, mais du seul regard bienveillant de Dieu»…?
«C’est ma conviction fondamentale ! Il y a dans certaines formes extrêmes du handicap une telle étrangeté que chacun a énormément de peine à se reconnaître dans celles-ci… Mais celui-là même, je le vois comme un frère parce que nous avons le même Père.
Il est illusoire de croire que l’on peut voir avec une sorte de bienveillance des troubles extrêmes du comportement ou certaines formes de difficultés…
Non, il y a des situations qui vous «dérangent» fondamentalement, qui font peur. Il est donc fondamental de dire que la dignité de chacun ne dépend pas du regard des autres, qu’il n’y a pas ceux qu’on admirerait et ceux qu’on rejetterait…
Cela m’a parfois donné d’avoir des mots vifs ou des débats tendus avec des personnes travaillant dans le champ social, qui défendent l’idée que la personne en situation d’exclusion «contribue à la construction de sa dignité»… Ce n’est pas audible, car cela signifierait que celles qui ne peuvent pas contribuer n’ont pas de dignité…
Et quand on accompagne des formes de dépendance les plus sévères, se dire que la personne n’est pas l’objet de notre attention, mais un frère, c’est fondamental. Je ne suis pas bien parce que je suis gentil avec elle (etc.)… Nous sommes d’abord des frères et des sœurs !…»
Dans l’histoire de l’humanité, qu’est-ce que le message de la Bible, la révélation et la foi judéo-chrétienne ont apporté ?
«Il y aurait de quoi écrire une dogmatique! Mais pour rester dans des choses simples, et dans le domaine de la dignité humaine: celle-ci ne se joue pas sur des apparences, des capacités à séduire les autres, dans les manières dont les autres m’acceptent… Elle se joue dans une relation indéfectible entre Dieu et nous.
Un deuxième aspect est que l’Evangile nous dit que notre faiblesse d’humain n’est ni honteuse, ni une catastrophe absolue. Nous avons tous des vulnérabilités… Dans les références de la Fondation, il est parlé de la vulnérabilité comme commune humanité. Nous ne sommes pas là comme des gens forts et bons nous occupant de gens faibles et malades…
Nous sommes tous fragiles, même si notre orgueil humain nous pousse à nier ou à masquer cette fragilité…
Or, nous vivons dans une société où ce message est totalement à contretemps: une société de performance. La caricature de cela est l’entretien d’embauche où les gens essaient de vous faire croire qu’ils sont parfaits en tout!…
La Bible éclaire nos existences personnelles, familiales, sociales.
Elle nous amène à voir les choses différemment de notre société de performance…»
Quels ont été le sort et la situation réservés aux personnes handicapées dans les diverses «civilisations»…? Et aujourd’hui encore existe-t-il des pays, des situations où ces personnes sont en difficulté, ou pire ?
«La peur de la différence a très souvent, pour ne pas dire presque toujours, conduit au rejet – et jusqu’à l’élimination – des personnes porteuses de handicaps…
C’était souvent considéré sous l’angle d’une forme de sort, du jugement divin… L’inquiétude première face au handicap est quelque chose de normal. Mais la question est de raisonner celle-ci, de la surmonter.
Et c’est là que la dignité reçue du Christ vient en contre-feu par rapport à mes seules impressions… La vérité n’est pas dans mes seules impressions. Sa Parole me dit : «c’est ton frère !». Je ne suis pas surpris du fait que la première approche du handicap ait été la charité. Ces gens ont su surmonter cette peur, ce refus, ce rejet parce qu’ils ont été portés par une force qui dépassait leur seul ressenti…»
Dans nos pays dits civilisés et si fiers de leur civilisation et de leur évolution, qu’en est-il ? La perception du handicap, le regard porté par nos sociétés – et par les bien-portants – sur la personne handicapée ont-ils réellement et radicalement changé ?
«Il a beaucoup changé, même s’il reste beaucoup à faire.
Il y aura toujours des gens qui seront dans le rejet. Mais globalement, ce n’est plus le cas notamment face aux formes de handicaps sensoriels, physiques, moteurs… C’est plus compliqué face aux troubles du comportement. Neuf personnes sur dix aujourd’hui aideront la personne malvoyante, ou en fauteuil roulant (etc.), à traverser la route ou à monter sur un trottoir…
Mais dans une société de performance, individualiste et habitée par des peurs, les personnes qui ont des attitudes et des réactions imprévisibles sont, elles, beaucoup moins tolérées. Et je pense que demain «ceux que tous repoussent» seront ceux qui auront des troubles du comportement.»
Quels sont vos espoirs – et peut-être vos craintes – pour demain quant à la place des personnes souffrant d’un lourd handicap dans notre société ?
«Un certain eugénisme qui se dessine me semble complètement invraisemblable, fou…
J’ai eu, pastoralement, à accompagner des couples confrontés à des suspicions prénatales de difficultés. Personnellement, je pense que Dieu nous donne la force de vivre ce que nous sommes appelés à vivre. Dans de telles situations, on peut témoigner de cette conviction, de cette forme de confiance en Dieu, mais pas dicter une conduite…
Ayant été confronté au handicap de notre fils, ce que mon épouse et moi disons quand l’on nous interroge à ce sujet – ce qui est fréquent – c’est que si c’était à refaire, nous le referions. On ne se poserait pas La question…
Pour les personnes porteuses de handicap, la perspective inclusive me paraît très positive pour demain. La seule inquiétude qu’elle peut engendrer, c’est la fragilité du lien social et le fait que les lois destinées aux personnes en mauvaise santé sont faites par des personnes en bonne santé qui s’imaginent en mauvaise santé : elles pensent les textes en se disant «voilà comment moi qui suis en bonne santé, je voudrais que ce soit si je me trouvais en mauvaise santé…»
Le problème est celui-ci: quelle est la parole des gens qui sont en mauvaise santé ? Elle n’est pas toujours la même, loin s’en faut !
Nous avons ici des résidents qui ne veulent pas du tout aller vivre en «autonomie» dans un lieu au milieu de nulle part et de personne, qui se trouvent très bien dans un établissement à la Fondation. Il faut écouter la parole, l’attitude, l’aspiration des gens concernés.
Et le risque du virage inclusif est que se crée une sorte de norme de l’inclusion, qui passe par-dessus le souhait de ces personnes. C’est notamment vrai sur la question de l’isolement.
Le maintien à domicile est une bonne chose, par exemple, sauf quand il devient synonyme de solitude. On le voit avec les personnes âgées : «Que signifie «être autonome», si c’est pour me retrouver seul? Si je suis autonome et en relation avec les autres, c’est une bonne chose. Mais si me dire «vous allez être autonome» c’est aussi me dire «vous allez être seul», c’est inquiétant !» De ce point de vue, on observe aujourd’hui des signaux compliqués pour les personnes qui se trouvent sur le versant du handicap psychique ou des troubles du comportement.»