J’ai personnellement la chance de transformer moi-même ma production, et de voir mes clients venir vers moi, ce qui me permet de fixer un prix, mais c’est terrible de voir des collègues agriculteurs vendre à perte…
Cela fend le cœur, car ce sont des métiers durs, et essentiels…» nous a confié Laetitia Benoit.
Dans le bleu azuréen des yeux de cette jeune femme au regard profond, comme dans ses paroles ponctuées d’un rire clair, on lit la spontanéité naturelle qui est sienne tout autant qu’une expérience humaine forgée dans un parcours de vie déjà long et dense…
L’on y perçoit aussi la volonté de celle qui a su «crocher dedans» ainsi que le disaient les paysans d’hier, pour faire d’un rêve d’enfance – mais non celui d’une rêveuse – une réalité et une réussite: bâtir au fil de dures années un véritable élevage fromager : la chèvrerie de Keraden, dans les Monts d’Arrée.
Là, dans cette nature à la beauté austère, pâture son troupeau de chèvres des fossés, race ancienne et rustique; et là, dans la vieille ferme de granit breton qu’elle a rénovée, Laetitia Benoit affine ses fromages aujourd’hui primés, et prisés des bonnes tables de Bretagne, comme du pays bordelais ou de la capitale…
Une belle réussite professionnelle, au prix d’une vie frugale et d’un dur labeur cependant, pour cette jeune agricultrice diplômée, amoureuse de la nature autant que du monde paysan, et dont ses pairs des campagnes voisines ont un jour dit :
«Laetitia, quand même, c’est une travailleuse !»
Plus qu’une reconnaissance, c’était là une consécration, presque un hommage ! Et une manière de viatique…
Voici un entretien enraciné dans «la vraie vie», l’amour de la terre, des bêtes, du travail… et des autres.
Voudriez-vous vous présenter brièvement ?
«J’ai 39 ans et je me suis installée ici, à Keraden, en 2012, à 31 ans donc…
Je suis d’origine alsacienne, «émigrée» en Bretagne en 2006, pour entreprendre une formation agricole à Fouesnant, un BTS agricole avec une spécialisation en aquaculture. J’étais très attirée par la gestion des rivières, par le poisson et le monde aquatique…
Mais j’en suis venue à élever des chèvres parce que j’avais toujours rêvé d’avoir une ferme, depuis toute petite, et bien que personne dans la famille n’ait été du métier, ni relié au monde agricole, hormis une marraine, viticultrice dans le sud de la France, mais qui était donc assez éloignée. J’aimais aller la voir, à l’occasion de vacances…
C’est vraiment la ferme et les animaux de la ferme qui m’attiraient, et un jour, ne trouvant plus d’emploi dans le domaine où je travaillais à l’époque, en étant réduite à des «petits boulots» alimentaires, je me suis dit: «Ce n’est pas à 50 ans qu’on regrette sa vie ; si tu veux avoir une ferme et élever des chèvres, c’est maintenant ou jamais. Si ça marche, tant mieux ; si ça ne marche pas, tant pis !» Et je me suis lancée…
Il faut préciser qu’en plus de mon BTS agricole, j’ai aussi fait un BPREA (Brevet Professionnel de Responsable d’Exploitation Agricole), à Combourg. Le BTS m’avait apporté les notions nécessaires à une installation en agriculture, mais il me manquait du savoir dans le domaine animal, l’élevage aquacole étant différent : une truite et une chèvre, c’est quand même assez différent !…
Cette formation ne m’a pas beaucoup plu parce qu’elle n’était pas assez adaptée à l’élevage caprin. L’on nous vend aujourd’hui toutes sortes de formations qu’on nous promet adaptées à l’élevage choisi pour notre projet… Or, je me suis retrouvée à apprendre l’élevage bovin au maïs…
De ce fait, j’ai négocié pour suivre des stages spécialisés, et j’ai ainsi pu apprendre sur le terrain à élever des chèvres. C’était toujours en Ille-et-Vilaine, à Lassy, près de Guichen…
La ferme réclame beaucoup de travail et de temps, si bien que je n’ai presque plus de loisirs ! Quand on peut avoir un peu de temps libre, on pense donc plutôt à le prendre pour se reposer. C’est devenu mon hobby ! Apprendre à faire une sieste…»
Vous êtes alsacienne d’origine mais avez choisi de venir installer en Centre-Bretagne, à Berrien, un élevage de chèvres et une production fromagère artisanale… Aujourd’hui, considérez-vous cette «aventure» réussie ?
«Je dirais oui… Même si, comme très souvent dans le monde agricole aujourd’hui, on ne devient pas riche en étant paysan! De ce côté-là, c’est même un peu difficile…
Par contre, pour tout le reste, oui c’est réussi: mes fromages sont maintenant connus et reconnus ; ma ferme «tourne» bien ; mes animaux sont en forme… Et pour moi, là est l’essentiel, donc la réussite !»
Pourquoi cet «exode breton» ?… Des régions telles que les Cévennes sont bien plus prisées des chevriers, terroirs par excellence de cet élevage, comme de celui des moutons ?…
«Je voulais quitter l’Alsace, «changer d’air», pour des raisons personnelles…
J’avais connu la Bretagne par des amis, en vacances, et cette région m’avait beaucoup plu. Avant de déménager, j’étais venue travailler en Bretagne, près de Quiberon, pour une saison, ce qui m’avait aussi beaucoup plu.
Au moment de partir, pour faire mon BTS agricole, j’ai postulé à tous les BTS de France et ai été acceptée partout, si bien que j’ai pu choisir la Bretagne. Je suis venue, et je n’ai pas envie d’en partir ; j’y suis bien!»
Le climat breton convient-il aux chèvres que vous élevez ?
«Oui, parce que j’ai choisi une race adaptée à la région. Je n’ai pas essayé d’adapter une race à la région, mais choisi d’élever une race ancienne et issue de l’ouest de la France, plus précisément de Bretagne et de Normandie: la chèvre des fossés.
C’est une race qui a failli disparaître. Quand je me suis installée, elle faisait l’objet d’un programme de sauvegarde, grâce au travail d’une association, dont j’ai fait partie : «L’Association de Sauvegarde et de Promotion de la Chèvre des Fossés», basée à l’Ecomusée de Rennes.
Aujourd’hui, la race a dépassé ce stade de la sauvegarde et en est à celui de la promotion…
Pour en revenir au climat, de toute manière, la chèvre est un animal qui n’aime pas trop la pluie: elle reste facilement à l’intérieur quand il pleut de trop, mais sort dès que vient une éclaircie. Comme la «maison» est toujours ouverte, elles font des va-et-vient au gré des fréquents changements du temps breton !»
Et vous-même, ne regrettez-vous pas le climat de votre Alsace natale ?
«Non, même si j’ai un peu de mal à m’habituer au vent. La pluie ne me dérange pas plus que cela… La seule chose qui me manque, c’est l’hiver en Alsace, la neige, et surtout les Noëls alsaciens, les marchés de Noël auxquels j’étais habituée…»
Comment s’est déroulée l’implantation de votre élevage dans le hameau de Keraden ?
«Je cherchais une ferme dans le Nord-Finistère, prioritairement, car c’est une région que j’aimais beaucoup…
J’avais l’idée, un peu bucolique, d’une ferme avec une petite maison en pierre, des bâtisses bretonnes anciennes… Et quand j’ai vu l’annonce de la mise en vente de cette ferme de Keraden, et que je suis venue la voir, j’ai tout de suite fait les démarches pour m’installer ici.
Elle présentait l’avantage d’avoir l’essentiel de ses terres autour des bâtiments, ce qui est important pour un élevage laitier, où il faut sortir les animaux chaque matin pour les conduire au champ, et les rentrer chaque soir pour la traite…
Comme il était assez difficile de trouver des chèvres de cette race assez rare, j’ai commencé avec 25 chèvres et 11 chevrettes. C’est aussi une race à croissance lente, si bien que les chèvres ne vont au bouc qu’à l’âge d’un an et demi, contre 6 à 8 mois dans les races laitières communes.
L’on est donc obligé d’avoir un troupeau de chevrettes de renouvellement d’un côté, pour les laisser grandir jusqu’à l’âge d’un an et demi, et le troupeau laitier d’un autre côté…
Il m’a fallu cinq à six ans pour constituer tout mon troupeau, et j’y travaille encore, après bientôt neuf années, puisque s’agissant d’une race qui était en sauvegarde, il n’y a pas eu de sélection laitière: on gardait tous les animaux puisqu’on manquait d’effectifs. L’on a donc des animaux qui donnent peu de lait. Et il y a tout un travail de sélection laitière à faire… Ce qui rajoute un intérêt à l’élevage. Je fais ma propre sélection, avec mes boucs…»
Bâtiments de la chèvrerie, laboratoire fromager… vous avez dû tout réaménager… Quelles réflexions ou quels souvenirs vous laissent ces moments ?
«Cette ferme avait abrité une exploitation bovine. Elle n’était plus en activité depuis un bon moment, et elle était «dans son jus» comme l’on dit; et je ne dirai pas plus car cela veut tout dire…
Il a fallu remettre en état toute une partie des bâtiments, qui s’écroulaient, et faire de gros investissements pour réaliser un bâtiment propre. Je voulais avoir un outil de travail fonctionnel dès le début, car s’installer en agriculture en tant que femme seule présentait déjà assez de difficultés pour que je ne souhaite pas m’en rajouter en devant sans cesse aller «bricoler» ici et là sur le bâtiment principal de l’élevage. J’ai donc choisi de le faire refaire à neuf dès le départ.
Toute l’ancienne installation laitière bovine (stabulation et salle de traite) a donc été cassée, et refaite : quai de traite pour 70 chèvres et stabulation annexe…
J’ai aussi monté mon laboratoire fromager, aux normes, dans un ancien bâtiment en pierre de la ferme, dès la première année. C’est donc un laboratoire comme on peut en trouver dans les grandes laiteries puisque nous avons quasiment les mêmes normes à respecter, avec quelques tolérances pour nos petits «labos» fermiers…»
Quels principaux obstacles ou difficultés avez-vous dû affronter ?
«L’une des principales a été de trouver des terres, car celles de la ferme ne suffisaient pas. Cela s’est donc fait petit à petit. J’ai pu en trouver un peu cette année encore… Mais c’est un problème que l’on rencontre partout, comme on le constate en entendant parler des collègues d’ailleurs.
Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, l’élevage de chèvres demande de la surface. On dit en général qu’il faut au minimum un hectare pour 10 animaux, pour les chèvres des fossés ; et comme je travaille en agriculture biologique, l’achat du foin et des céréales représentant un coût, j’ai essayé d’être le plus autonome possible.
Une entreprise agricole effectue les travaux – j’en fais assez par ailleurs, et ce n’est pas mon domaine – mais j’ai voulu avoir assez de terres pour que mon fourrage et mes céréales soient faits sur celles-ci. J’y suis maintenant arrivée… J’ai une trentaine d’hectares en tout…»
Il vous a également fallu «construire» une clientèle, trouver des débouchés… Comment cela s’est-il passé ?
«Je pense avoir eu de la chance… Comme tout le monde, j’ai commencé en faisant les marchés, à raison de trois par semaine : Carhaix, St-Martin-des-Champs, près de Morlaix, le Relecq-Kerhuon près de Brest, plus St-Pol-de-Léon pendant un temps.
Si j’allais aussi loin, c’est parce que je ne voulais pas venir concurrencer les autres petits éleveurs déjà présents sur les marchés locaux…
Puis, dans un deuxième temps, petit à petit, ce sont des clients – des professionnels – qui sont venus me voir pour avoir de mes fromages à vendre, me permettant de développer d’autres points de vente, si bien que j’ai arrêté de faire les marchés pour ne plus faire que des livraisons.
Les 10000 à 12000 fromages que je produis par an partent chez des fromagers à Brest, à Paris – où cela se développe bien – dans la région bordelaise et ailleurs.
Je livre aussi des restaurateurs, comme le restaurant Le Ruffé à Brest…
J’en suis à devoir refuser des clients parce que je ne parviens pas encore à produire assez pour répondre à la demande. Je suis obligée de réduire le nombre de fromages livrés à des clients qui en voudraient de plus grandes quantités…
C’est aussi pourquoi je vais agrandir encore un peu le troupeau, pour passer à 70 laitières. J’en ai actuellement 64, 13 chevrettes et 4 boucs…»
Comment avez-vous traversé la période du «premier confinement», puis du second, et comment vivez-vous la situation présente ?
«Je ne les ai pas du tout ressentis!… Je fais un produit alimentaire. Les boutiques des fromagers sont restées ouvertes. Le restaurant de Brest a fermé un temps, mais fait maintenant de la vente à emporter et a repris des commandes… J’ai donc conservé presque tous mes clients et les confinements n’ont pratiquement pas eu d’impact sur mes ventes; au contraire : des petits magasins de producteurs avec lesquels je travaille ont dû s’adapter en développant des services de ventes sur Internet, des ventes de paniers…
Pour le reste, quand on vit dans un petit village des Monts d’Arrée, le Covid 19 ne change pas grand-chose à la vie: je travaille 10 à 12 heures par jour sur la ferme. C’est déjà une sorte de confinement. Et si la Bretagne, et le Finistère en particulier sont peu touchés, alors ici dans les Monts d’Arrée…!»
Nourrissez-vous aujourd’hui, après ces premières années de travail intense, quelque regret ou peine ?… Et quelles seraient, au contraire, vos sources de satisfaction ou de joie ?
«J’ai quand même beaucoup de satisfaction d’avoir réussi à réaliser ce que j’avais toujours voulu faire. La première est de voir que mes animaux sont bien, font des beaux biquets, ont l’air d’être heureux, même si je les «exploite» – ou les utilise – un peu… Ils paraissent contents de vivre ici, et c’est ce qui compte le plus pour moi.
Réussir ce projet de vie n’était pas évident. Quand j’en parlais avant de me lancer, j’ai souvent entendu des gens – y compris des collègues – me dire que je n’y arriverais jamais: une femme; seule; en élevage caprin, avec ce que cela pouvait avoir de côté utopique pour certains… Et en plus, un élevage de chèvres des fossés, réputées peu laitières…!
J’ai choisi de ne pas les écouter, d’essayer malgré tout, et je ne le regrette pas, même si la situation est financièrement difficile, ce qui est mon plus gros souci ; avec le regret d’avoir dû mettre de côté toute une partie de ma vie privée. Si c’était à refaire, j’essayerais de mieux concilier les deux. Mais il faudrait pour cela trouver du temps à dégager, ou des finances pour avoir un remplaçant par moment…»
Voudriez-vous nous dire en quelques mots quelle est la «philosophie» – ou quels sont les principes fondamentaux – de votre activité d’éleveuse et de fromagère ?
«J’en reviendrais au bien-être de mes animaux. Pour eux-mêmes d’abord, et parce que s’ils vont bien, sont paisibles, j’aurai aussi un bon lait, et je parviendrai à faire un bon produit.
Je pense que si je fais un bon fromage, ce n’est pas à cause de mes talents de fromagère, mais parce que j’ai des animaux en bonne santé, qui évoluent dans un univers propre, agréable…
Je ne crois pas être une fromagère exceptionnelle, mais je travaille un produit de qualité…
Et je me suis mise en agriculture bio parce qu’en regardant le cahier des charges, je me suis dit que c’était déjà très proche de la façon dont je voulais travailler. J’ai donc fait labelliser la production…»
Les pâturages des Monts d’Arrée donnent-ils aux fromages une saveur particulière ? Vos chèvres y pâturent-elles de la même manière qu’en d’autres contrées ?
«Un des avantages – qui peut aussi être parfois un inconvénient – c’est qu’il n’y a pas eu ici de remembrement. Nous avons donc beaucoup de petites parcelles, avec des talus, qui sont importants pour les animaux. Mes chèvres et mes deux vaches Highlands aiment se mettre à l’ombre quand le soleil tape fort… Les chèvres entretiennent les talus, qui portent une végétation différente et diverse.
Bien sûr, il est plus difficile de faucher ou faire des céréales dans certains petits champs ; on ne peut pas tout avoir!
Et puis, nous avons un environnement paisible, une quiétude, de très beaux paysages, une qualité de vie…»
L’on entend souvent dire que les chèvres ont un tempérament particulier… Quels sont les traits principaux de celui-ci, à vos yeux ?
«Il y a dans le troupeau une hiérarchie très bien établie, qui se voit quand il s’agit de manger. Les anciennes poussent les plus jeunes…
Mais le principal trait de caractère des chèvres est pour moi la curiosité.
C’est ce qui les amène d’ailleurs à «faire des bêtises», mais qui les rend aussi attrayantes : elles viennent facilement vous voir, testent les choses, aiment jouer, grimper… C’est un animal réactif et communicatif. Et la chèvre des fossés est de plus particulièrement docile…
Une chèvre vit une bonne quinzaine d’années. Je garde mes laitières sept à huit ans sur la ferme, puis elles partent à la retraite chez des particuliers où elles finissent leur vie à nettoyer des jardins; et je garde dans mon «EHPAD» celles qui sont trop fatiguées: un champ où elles vont paisiblement finir leurs jours sans contrainte…»
Existe-t-il, comme par exemple pour les bovins, une grande variété de «races» de chèvre ?
«En élevage laitier, l’on trouve principalement en France deux grandes races: l’Alpine et la Saanen, la marron et la blanche.
Mais il existe un ensemble d’associations des petites races caprines françaises, qui représentent une dizaine de races locales ou régionales… Chaque région avait autrefois sa race de chèvre, comme c’était le cas pour les vaches. Certaines se sont un peu perdues, la sélection pour la production de lait ou de viande ayant opéré un tri en faveur des plus productrices.
L’on a ainsi perdu de la rusticité et de la variété.
Or, je crois au maintien de la diversité de ces races, qui nous a donné la diversité et la richesse de nos fromages. La technique de fabrication des fromages ne varie pas beaucoup en elle-même. Il existe bien sûr différents types de fromages, avec des techniques un peu différentes, mais ce qui a fait historiquement la diversité dans l’affinage et le goût, c’est la diversité des races régionales.
La chèvre est un animal que l’on retrouve pratiquement partout dans le monde, avec des races différentes dans chaque pays…»
Voudriez-vous nous en dire un peu plus sur l’histoire et les caractéristiques de cette «chèvre des fossés» que vous avez choisi d’élever ?
«C’était donc autrefois une chèvre très présente dans l’ouest de la France, où on l’appelait aussi «chèvre des talus», ou plus officiellement «chèvre commune de l’Ouest», mais aussi «la vache du pauvre».
Car elle était souvent l’animal qui assurait un petit apport de lait aux gens trop pauvres pour avoir une vache, à ceux qui ne possédaient aucune terre…
C’était donc souvent les enfants ou les «vieux» qui la menaient pâturer au bord de sentiers, dans les chemins creux, sur les bordures des fossés et sur les talus, dans les ronciers et les broussailles. Des femmes de cantonniers la conduisaient sur les chemins côtiers… On la mettait à l’attache «au piquet», et on la rentrait le soir près de la maison, où elle dormait souvent dehors.
On connaît aussi la fameuse «peau de bique» qui servait de «manteau» aux pauvres. C’était en fait de la peau de bouc, qui est plus poilue que celle de la chèvre.
Cette race avait pratiquement disparu dans les années 1980, où il n’en restait qu’une centaine. Puis, au début des années 1990, des passionnés se sont attelés à sa sauvegarde, recréant petit à petit un cheptel grâce à des individus trouvés ici et là chez des particuliers, et à un troupeau retourné à l’état sauvage à la pointe du Cotentin, dans les falaises de Jobourg, que le Conservatoire du Littoral venait de racheter en 1989…
L’on a eu de la chance de pouvoir obtenir ainsi une diversité génétique qui a facilité le sauvetage de la race.
C’est une chèvre plutôt petite, trapue, rustique, robuste, adaptée au climat océanique, à l’élevage en plein air et à l’agriculture biologique, capable de se nourrir de fourrage grossier, et d’un caractère familier et docile…
Elle donne donc peu de lait, mais un lait riche et particulièrement adapté à la fabrication de fromage.»
«Eleveuse»… Plus qu’une profession, n’est-ce pas une vie ? Produire en outre du fromage de façon totalement autonome, et commercialiser sa production, ajoute une somme de travail considérable… Comment parvenez-vous à mener toutes ces activités de front? Le mot «vacances» existe-t-il à la chèvrerie de Keraden ?
«Il faut être très organisé, ne pas trop compter ses heures, et ne pas avoir peur du travail. On n’a pas le droit d’être fatigué, d’arrêter avant d’avoir fini… Même si j’essaie maintenant de prendre des moments de repos, car j’ai un peu trop donné et ai été vraiment très fatiguée l’année dernière. Je me dis maintenant: «préserve-toi un peu pour pouvoir continuer le plus longtemps possible!»…
Mais ce n’est pas si facile, parce que les exigences du travail sont là; celles des animaux – ce ne sont pas des morceaux de bois – ; celles de la responsabilité du chef d’entreprise : on doit penser à tout, tout gérer…
Quant aux vacances… J’ai réussi à en prendre un peu, quand des amis m’ont proposé de me remplacer bénévolement pour que je puisse partir. Ce n’est pas tous les ans que je peux prendre une semaine de vacances !
Mais il y a des périodes de l’année un peu moins chargées, selon le rythme de vie des animaux. Mes chèvres sont toutes en chaleur à la même période, en septembre, où ont lieu les saillies.
Les naissances surviennent donc aussi à la même période –en mars– et les laitières sont taries de mi-décembre à début mars; pas de lait et donc pas de fromage durant cette période…
La production de fromage de chèvre fermier est saisonnière, comme celle des tomates, des fruits…»
A une certaine époque, un vent de «romantisme», une idéalisation d’un mode de vie, ont amené des citadins, jeunes ou moins jeunes, à quitter la ville, leurs professions… pour émigrer dans les Cévennes ou autres lieux devenus mythiques, et entreprendre l’élevage, et notamment l’élevage caprin… Beaucoup ont-ils réussi à s’implanter, ou les échecs ont-ils été nombreux ? Pourquoi ?
«Je n’ai pas connu cette époque-là, et je ne vais donc parler que par ouï-dire. Mais apparemment, peu d’entre eux sont parvenus à s’installer dans la durée…
Parce que la plupart avaient sans doute cette vision un peu romantique ou bucolique de l’élevage des chèvres, et ne se rendaient pas compte du travail que cela représente.
Il y a, certes, un côté bucolique: c’est très sympathique de travailler dehors, au contact des animaux… Mais il faut aussi y aller quand il pleut des cordes, qu’il neige ou grêle; et tous les jours, que l’on soit en forme ou malade…
Avoir trois chèvres pour agrémenter son existence, et vivre d’un élevage de chèvres, ce n’est pas la même chose!
Mais aujourd’hui, les élevages de chèvres se développent, y compris en Bretagne où on en trouve de plus en plus…»
Que conseilleriez-vous à des jeunes voulant tenter cette reconversion, cette aventure ?
«Je leur conseille de suivre une solide formation, et d’attendre d’avoir multiplié les stages et acquis le maximum d’expérience avant d’essayer de s’installer. Car ce n’est pas après 8 mois d’école et 8 semaines de stage – où l’on n’a même pas pu voir ce qu’était la vie d’un élevage sur une année– que l’on a la capacité de monter son propre élevage, à moins d’avoir vécu dans le milieu auparavant.
Je suis aujourd’hui moi-même maître de stage, et j’accueille donc des jeunes qui veulent s’installer dans le métier. Mais beaucoup ont un peu cette vision bucolique dont nous venons de parler, et ne se rendent pas compte de ce qu’est la réalité du métier, de la vie que c’est.
Or, c’est d’abord de l’agriculture, un métier de paysan! Il faut que ce soit une passion. Le métier n’est pas difficile – ce n’est pas le mot – mais il est dur ; c’est une vie dure !»
Vous avez choisi d’élever des chèvres… Auriez-vous, tout aussi bien, pu élever des bovins ?
«J’ai donc deux vaches, alors que je n’y pensais pas du tout au départ. Elles sont plutôt «en allaitant» qu’en laitier. Mais j’ai choisi les chèvres, parce que c’est un animal que j’aime bien depuis longtemps, et parce que ce sont des animaux plus faciles à manipuler pour une femme, plus petits, plus légers… tout est fait en plus petite quantité.
J’ai plutôt un grand troupeau pour une personne seule. Il faut savoir qu’une chèvre des fossés donne en moyenne 150 litres de lait par an – 200 pour les meilleures laitières, une centaine pour les moins bonnes – et comme j’élève les petits chevreaux «sous la mère», je ne trais au début que la moitié du lait. De jour, les petits sont donc au champ avec leur mère et continuent à téter. Je ne les sépare que la nuit… Puis, je trais de plus en plus, à mesure que le chevreau grandit et est progressivement sevré.
La chèvre des fossés étant désormais assez demandée, je vends facilement les chevreaux. Les jeunes femelles sont réservées un an à l’avance, et j’ai généralement plus de réservations que de naissances…
Les jeunes boucs sont castrés pour la plupart et, comme les chèvres de réforme, sont très demandés par des particuliers pour les jardins ou par des collectivités: l’Ecomusée de St-Rivoal m’en a commandé quatre ; la mairie de Carhaix m’a demandé une chèvre de réforme…
Quand je me suis installée, j’étais la troisième ou la quatrième en France à le faire en élevage laitier de chèvres des fossés. Maintenant, nous sommes une bonne douzaine…
Cela nous permet notamment de mettre peu à peu en place une sélection laitière. Chaque élevage garde les filles de ses meilleures laitières pour améliorer la production de lait, ce qui permettra aux jeunes qui s’installent d’obtenir de meilleurs rendements laitiers avec leurs troupeaux…»
Et l’élevage de chevaux… Est-ce «un autre monde» ?
«J’avoue que je n’y connais absolument rien. J’entends dire que c’est un monde différent au sein de l’agriculture, de l’élevage… Mais je ne saurais rien vous en dire !»
Avez-vous quelque projet d’extension, d’orientation complémentaire ou nouvelle ?
«Non, à part agrandir un peu mon troupeau de laitières afin de pouvoir produire un peu plus de fromage… Mon objectif est plutôt maintenant de simplifier mon travail pour me simplifier un peu la vie, de travailler plus efficacement pour m’économiser un peu.
Ce petit agrandissement du troupeau n’augmentera pas beaucoup ma charge de travail. La clientèle est déjà là. Je ne vais pas diversifier mes fromages. Je n’en propose qu’un type, le Crottin, décliné en plusieurs versions, bien sûr: frais, affiné ou cendré…»
Votre travail s’est récemment vu «récompensé» par une distinction officielle…
«Je ne suis pas du genre à faire les concours, mais ce sont mes clients fromagers de Paris qui m’ont incitée avec insistance à tenter l’aventure…
J’ai résisté pendant un temps, puis l’année dernière, recevant à nouveau le bon d’inscription dans ma boîte à lettres, je me suis dit: «Bon, allons-y !»
Je me suis inscrite… Et me voilà avec la médaille d’or pour mon fromage «crottin cendré» ! J’en ai été totalement ravie, bien sûr !
C’était un concours international, qui avait lieu à Lyon, où concouraient des fromagers de six pays, et où chaque type de fromage avait un jury spécifique…
C’est quand même la reconnaissance d’un travail, et un peu une consécration, même si c’est la bonne marche de ma ferme et la satisfaction de mes clients qui restent mes plus grandes «récompenses»…»
Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’agriculture, et plus particulièrement sur les grandes difficultés que connaît le monde agricole depuis de nombreuses années ? Quelles sont les orientations, les directives, les aides ou facilités… que le monde paysan, rural, est en droit d’attendre des pouvoirs publics ?
«On pourrait passer la journée entière à répondre à la question, tant elle est vaste… Mais je dirais surtout, et pour résumer, que l’agriculture n’est pas correctement valorisée.
Elle doit exister, puisqu’elle nourrit les gens… Mais elle devrait être mieux reconnue et plus valorisée, non pas avec des aides, mais en achetant ses produits à un prix correct ; rien de plus que cela!
Les agriculteurs – on le voit quand on discute entre collègues – ne cherchent pas à avoir des aides. Ils ne veulent pas vivre des aides. Actuellement, beaucoup d’entre eux ne vivraient pas sans elles, mais ce n’est pas du tout ce qu’ils veulent…
J’ai personnellement la chance de transformer moi-même ma production, et de voir mes clients venir vers moi, ce qui me permet de fixer un prix, mais c’est terrible de voir des collègues agriculteurs vendre à perte.
Je pense à un collègue qui fait du bœuf allaitant et qui ne trouvait aucun débouché cet hiver. Dans cette situation, on négocie les prix à la baisse, et l’élevage n’est même plus rentable…
Ou cet autre collègue producteur de poulets qui me disait perdre de l’argent sur tout un lot : il payait de sa poche pour «vendre» ses poulets !…
Cela fend le cœur, car ce sont des métiers durs, et essentiels.
Et quel que soit le type d’agriculture, ce sont presque tous des gens passionnés par leur métier. Mais combien font des «burn out», des dépressions, se mettent à boire, ou pire, se suicident !…
On sait que la question de l’agriculture et de la consommation est complexe, mais je pense qu’avec des consommateurs de plus en plus attentifs à ce qu’ils mettent dans leur assiette, il y a peut-être un début de changement…
Tout le monde n’a pas les moyens pour être très regardant sur ce qu’il mange, et je ne dis pas que tout le monde doit manger bio… Moi-même qui produit bio, je ne mange pas que du bio; je n’en ai pas les moyens!
Mais on peut regarder les produits que l’on achète – qu’ils proviennent de l’agriculture conventionnelle ou non, peu importe – comment sont-ils faits ? D’où viennent-ils… ?
Un des problèmes est qu’il y a tellement d’intermédiaires! Ce sont eux qui font leur marge bénéficiaire sur les produits. Un poulet acheté 50 centimes à l’éleveur est revendu à plusieurs euros le kilo de viande, ou le bœuf acheté 5 euros le kilo à l’éleveur est revendu à quel prix en supermarché!… Où est passée la différence? Alors que c’est l’éleveur qui a quand même fait grandir la bête, et qui a fait le plus gros travail !
Et on pourrait dire la même chose pour les producteurs de lait et les grandes laiteries qui les étranglent…»
Quelles valeurs essentielles fondent votre vie, forment les racines de votre existence ?
«Question un peu philosophique ; mais est-ce le moment de philosopher?… Je ne sais pas trop quoi répondre. Mais je dirais la beauté du monde, de la nature, de la vie…
Ce qui me fait me lever le matin, ce sont mes animaux. Aller les voir… C’est d’ailleurs ce que je fais en premier: je sors voir mes bêtes, m’assurer qu’elles vont bien. Puis je vais prendre mon petit-déjeuner…
Travailler dans ces paysages magnifiques, dans cette nature, ce calme… Oui, c’est tout ce bien-être là!
Je ne pourrais plus jamais aller travailler dans un bureau, ou dans une grande ville ! Et mon but, c’est de travailler ici dans un équilibre entre l’élevage, l’agriculture et la nature, sa préservation…»
Vous connaissez désormais bien le Centre-Bretagne et ses habitants… Comment les percevez-vous ?
«Je dirais qu’ils sont assez méfiants au départ – ce qui n’est pas mauvais à mes yeux – mais s’ouvrent à vous une fois que vous leur avez prouvé vos valeurs. Ce sont très souvent de bonnes personnes…
Ici, dans les campagnes, ce sont des gens qui ont eu des vies dures, qui sont eux-mêmes rudes et durs, Mais qui au fond sont souvent de très bonnes personnes; même s’il ne faut pas généraliser.
C’est ce que j’ai ressenti, et ce qui s’est passé à mon arrivée; j’ai trouvé cela très drôle, mais je l’ai aussi bien aimé: pendant les trois premières années j’ai pu voir qu’il y avait vraiment beaucoup d’allers-retours devant ma ferme. Les gens passaient en jetant des coups d’œil. Mais personne ne s’arrêtait, ni ne venait me voir… On observait.
Et un jour, un «petit vieux» est arrivé et m’a dit: «Oh, tu fais de belles clôtures, quand même!»… Puis il est reparti, sans plus.
Mais après cela, le défilé des passages devant la ferme a cessé. Les gens sont plutôt venus parler.
Peut-être avaient-ils aussi été échaudés par des arrivées un peu semblables à celles dont nous avons parlé pour les Cévennes dans les années 60-70; des gens qui n’ont rien fait, ou ont même parfois plutôt défait… Les Monts d’Arrée en ont aussi connu pas mal!
Alors, quand moi je suis arrivée avec des chèvres, pour une production bio… Ça pouvait susciter un peu de méfiance !
Puis quand on a vu que ma ferme tournait – et que c’était une ferme, une vraie – c’est la confiance qui est venue. Et il paraît que j’ai maintenant une réputation de travailleuse! En entendant ça, je me suis dit: «Maintenant, c’est bon!» Venant de paysans bretons, c’était une reconnaissance, presque une consécration !»