Dans une immense décharge publique, près de Phnom Penh, au Cambodge, trois garçons, Kiet, son jeune frère Sokphan et leur cousin sont à l’affût, arbalètes et toutes petites flèches en main. Tôt le matin, ce jour de 2012, ils ont quitté leur village en pleine forêt pour venir chasser le rat. Au Vietnam, dont la frontière est toute proche, le rat est un mets très apprécié dans les restaurants huppés, et parfois les restaurateurs, en rupture de stock, s’approvisionnent au Cambodge.
Pour ces jeunes qui vivent dans une grande pauvreté, c’est l’occasion de gagner un peu d’argent pour améliorer leur quotidien.
Une flèche, plantée dans le cœur !
Le soir, le sac bien rempli, ils s’apprêtent à repartir, lorsque, soudain, Sokphan, le plus jeune d’entre eux, s’écroule. Horrifiés, Kiet et son cousin aperçoivent une flèche, plantée droit dans la poitrine du jeune garçon. Une de leurs flèches! Ils ne comprennent pas quel geste malheureux a pu déclencher ce tir, mais le résultat est là.
Paniqué, Kiet prend son frère dans ses bras et court vers la route qui mène à Phnom Penh, accompagné de son cousin. Après une longue marche, ils trouvent, enfin, un cyclo-pousse qui les transporte au centre-ville où ils pourront trouver de l’aide. C’est ainsi qu’ils arrivent à l’hôpital, géré par une association française, la Chaîne de l’Espoir.
Ce jour-là, le cardiologue français Alain Deloche, le fondateur de l’association, est justement en mission médicale au Cambodge. Averti par téléphone à son hôtel, il se précipite à l’hôpital où il retrouve le jeune Cambodgien, très pâle, les yeux dans le vague mais toujours conscient, entouré d’une équipe médicale qui semble dépassée par les événements.
Au bloc, prenant toutes les précautions, le cardiologue français ouvre le thorax. La flèche a traversé le ventricule droit et la pointe métallique est bien enfoncée dans le cœur… Comme par miracle, la plaie ne saigne pas.
Comme l’explique le Dr Deloche dans son livre «La glace à la vanille», la flèche a bloqué le sang, empêchant ainsi une hémorragie fatale.
Pendant l’intervention délicate, où la plaie est suturée, le cœur est à l’arrêt, et le sang est dérivé par une machine. L’opération réussit parfaitement, et le lendemain, Sokphan se porte étonnamment bien.
Deux choses ont permis de sauver la vie de ce garçon: la présence, à Phnom Penh ce jour-là, du médecin français, et le fait que personne n’ait tenté d’arracher la flèche.
Petit-neveu d’Albert Schweitzer, le célèbre médecin-missionnaire…
Le Docteur Alain Deloche, né à Paris en septembre 1940, est un cardiologue et chirurgien de renommée mondiale, mais tout d’abord, comme des amis et connaissances le décrivent, c’est «un homme de cœur». Avec plus de 20000 opérations chirurgicales à son actif, il a réparé des multitudes de cœurs défaillants, redonnant espoir à des malades condamnés.
Ce n’était pourtant pas évident que la vie d’Alain Deloche prenne une telle direction. Dans sa jeunesse, peu intéressé par les études, ses résultats scolaires étaient bien médiocres.
«J’étais, avoue-t-il, le vilain petit canard de la famille». Et il ne s’agit pas de n’importe quelle famille! Il suffit de nommer son grand-oncle, qui n’était autre qu’Albert Schweitzer, prix Nobel de la Paix, célèbre médecin-missionnaire, fondateur de l’hôpital de Lambaréné dans la forêt équatoriale du Gabon.
C’est surtout grâce à sa grand-mère qui croyait en lui et qui lui lisait avec émotion les récits de ce grand docteur de la famille, que le jeune Alain, après trois échecs répétés au bac littéraire, décide finalement de se lancer dans des études de médecine qu’il réussit brillamment.
Plus de 200 000 enfants secourus…
Mais c’est en 1971 que sa vie va prendre une orientation qu’il n’avait pas envisagée jusqu’alors. Il est d’abord contacté par Bernard Kouchner, qu’il a connu durant ses études, pour travailler dans l’association «Médecins sans frontières» que celui-ci vient de fonder.
Mais A. Deloche n’est pas encore prêt pour un tel engagement.
Un peu plus tard, cette même année, une autre association, «Frère des hommes», le sollicite pour un poste de chirurgien à l’hôpital de Fata N’Gourma, au Burkina Faso, appelé alors Haute-Volta.
Il accepte, et c’est dans ce pays d’Afrique, face à la souffrance et au manque de moyens manifeste, qu’il va choisir d’engager sa vie, ses compétences, auprès de ceux qui souffrent sans avoir accès aux soins.
Au retour de ce premier séjour en Afrique, Alain Deloche n’est plus le même homme. Le souvenir de tant de visages d’enfants souffrants, souvent incapables d’exprimer leur détresse, le poursuit. Des situations intolérables, alors qu’il sait que la plupart de ces drames auraient pu être évités si les victimes avaient pu bénéficier de soins en France.
«J’éprouve, dit-il, le sentiment vertigineux de marcher sur les pas de mon grand-oncle Albert Schweitzer.»
A partir de ce moment, les engagements vont se succéder: «Médecins sans frontières», «Médecins du monde», «les boat-people», puis, en 1988, il crée lui-même l’association «La Chaîne de l’Espoir»… D’Afrique en Asie, en Amérique du Sud… il parcourt le monde, avec d’autres, pour sauver des vies humaines.
Au début, il faut faire venir les malades en France pour les opérer, mais rapidement, le Dr Deloche comprend la nécessité de bâtir des hôpitaux, former des équipes sur place afin d’en sauver un plus grand nombre encore.
Depuis le début de cet engagement, «La Chaîne de l’Espoir» a permis de former des médecins, construire des hôpitaux et soigner plus de 200 000 enfants dans une trentaine de pays.
Auteur de plusieurs livres, remplis de récits émouvants, authentiques, le professeur Deloche, aujourd’hui âgé de 80 ans, n’a rien perdu de la vision du départ. Son engagement auprès des petits qui souffrent est intact. Après plus de 40 ans de combat, de travail acharné, parfois émaillés de quelques déceptions, demeure la satisfaction d’avoir rendu la joie et le sourire à tant d’enfants qui lui avaient confié leur destin, un sentiment que résument bien ses quelques paroles prononcées un jour devant un journaliste :
«Quoi de plus beau que de sauver un enfant condamné ?»