Ce premier juin 1940, comme les jours précédents, cette région du Luxembourg, depuis peu occupée par les troupes de la Wehrmacht, est la cible de bombardements nourris de la part des troupes alliées, notamment des forces françaises, des attaques très ciblées contre des dépôts de munitions allemands, des obus d’une précision prodigieuse causant beaucoup de dégâts, à tel point que les Allemands sont convaincus que quelqu’un ou quelques-uns de la population locale fournissent des renseignements aux alliés.
Une enquête rapide désigne ce groupe de 18 personnes, dix-sept hommes et une femme qui s’étaient portés volontaires pour garder le site des aciéries Hadir, la plus grande industrie de la région, employant quelque 4000 personnes, qui avait été contraint de fermer ses portes dès le début de la guerre.
«L’exécution aura lieu dans une heure !»
Sur l’ordre d’un lieutenant allemand, les prisonniers sont rassemblés dans la rue. Lentement, le regard dur scrutant chacun, le militaire passe devant le groupe.
« Nous avons la preuve que le tir de l’ennemi a été dirigé au moyen de signaux faits par un ou plusieurs d’entre vous, dit-il. Si le ou les coupables ne se dénoncent pas, vous serez tous fusillés ! »
Devant le silence des prisonniers, le lieutenant s’exclame :
«Très bien! L’exécution aura lieu dans une heure. »
Puis, s’adressant à un jeune militaire allemand :
« Caporal Punzel, vous êtes responsable de la garde de ces hommes jusqu’à leur exécution. Dans une heure, vous les ferez conduire deux par deux au peloton. »
Et là, devant le hangar délabré qui sert de prison, Johann Punzel, tout juste 30 ans, fait les cent pas. Il est très mal à l’aise. Il a des doutes sérieux sur la culpabilité de ces hommes.
Mais que peut-il faire ? Il n’est qu’un caporal de cette armée puissante, il sait très bien qu’un ordre est un ordre, et que désobéir à un supérieur peut avoir des conséquences très graves. En même temps, il pense aux malheureux, parqués dans ce garage comme des bêtes, avec comme seule perspective une mort terrible.
Il entre dans leur prison improvisée, il échange avec ces hommes qui clament haut et fort leur innocence. Le caporal allemand n’a maintenant aucun doute : ces prisonniers sont injustement accusés !
Un sursis de 24 heures…
Alors, soudain, il se ressaisit. Le temps presse. Il demande à d’autres soldats de le remplacer pendant quelques minutes, et il court voir un supérieur, le lieutenant Kelch, qui le renvoie au bureau de la justice militaire.
Là, il apprend qu’on accorde aux prisonniers un sursis de 24 heures, rien de plus !
Seulement, ce répit de 24 heures va permettre au caporal Punzel de concevoir un plan et d’agir.
Il commence par libérer la femme. Il la fait tout simplement sortir dans la rue, arrête un camion qui fait route vers la capitale, et demande au chauffeur de l’accepter comme passagère et de la faire descendre dans la grande ville où elle pourra facilement se cacher.
Pour les autres prisonniers, c’est beaucoup plus difficile. Au moins, pour rendre leur dernière nuit moins inhumaine, il leur apporte des rations de l’armée allemande et les déplace même dans un autre local, moins humide.
Puis, il recommence ses cent pas devant la prison improvisée, profondément troublé mais ne trouvant pas de solution.
C’est certainement la nuit la plus difficile de son existence. Mais à l’aube, il prend sa décision. Le plan qu’il a conçu est risqué, il le sait, mais peu importe les conséquences, il ne peut pas laisser 17 innocents être exécutés sans rien tenter pour les sauver.
Rapidement, il entre dans le local où ils sont enfermés.
Il demande à l’un d’entre eux d’aller chercher un camion dans l’aciérie où ils ont tous travaillé et où ils sont installés depuis l’invasion allemande dans le but de surveiller l’usine et de prévenir tout risque d’incendie.
«Vous êtes tous libres ! Montez vite !»
Quelques minutes plus tard, devant tous les passants et même devant des militaires allemands qui patrouillent dans les rues de la ville, il fait sortir les prisonniers et leur donne l’ordre de monter rapidement dans la benne du camion.
«Vous êtes tous libres! dit-il, montez vite !»
D’abord incrédules, ils réalisent soudain ce que ce soldat allemand fait pour eux. Le plus jeune des prisonniers, un homme nommé Nicolas Kremer, a la présence d’esprit de demander le nom et le numéro d’immatriculation de leur sauveteur avant de rejoindre ses camarades.
C’est après leur départ que le caporal Punzel, brusquement, prend conscience de sa propre situation. Il se met à trembler. Qu’a-t-il fait ? Si ses supérieurs apprennent ce qui s’est passé – et comment pourront-ils l’ignorer ? – c’est lui, Johann Punzel, qui risque de se retrouver devant le peloton d’exécution, il en est certain.
Mais ce matin-là, un fait inattendu va subitement interrompre le cours normal des choses et, par la même occasion, sauver la vie du caporal Punzel.
Moins d’une heure plus tard, un ordre arrive de l’État-Major: le 330e régiment, celui auquel Johann Punzel est rattaché, doit immédiatement lever le camp pour se porter vers la ligne Maginot. Et dans l’agitation qui suit, tout le monde oublie les prisonniers.
Après la guerre, Nicolas Kremer, un des hommes sauvés de la mort, celui qui avait réussi à noter le nom et le numéro d’immatriculation du caporal Punzel, et qui, entre-temps, a été élu député au Parlement du Luxembourg, essaie de retrouver la trace de leur sauveteur. Pendant longtemps, ses recherches restent infructueuses, et ce n’est qu’en 1955 que la Police de Nuremberg peut lui fournir son adresse.
Finalement, grâce à son acte courageux pour sauver les prisonniers innocents, ce soldat allemand a échappé aux poursuites d’après-guerre. Répondant à une invitation, il se rend à Differdange le 3 juin 1955 pour une grande fête organisée en son honneur et pour des retrouvailles ô combien émouvantes.