Nous avons de jeunes et brillants ingénieurs qui rejoignent notre métier, par passion, et des techniciens qui auraient pu faire d’autres métiers, socialement plus valorisants, mais qui ont vraiment choisi celui-là…
On aurait pu craindre qu’ils ne viennent dans la maison avec une autre mentalité, mais moi qui partirai bientôt à la retraite, je suis rassuré de voir qu’ils ont les mêmes philosophies, les mêmes approches de la gestion forestière que nous, les «anciens» !…» nous a confié M. Pasqualini.
S’il est des hommes dont le nombre des années ne semble pas altérer une «éternelle jeunesse», Marc Pasqualini doit en être !
40 ans de métier à l’O.N.F. n’ont pas non plus suffi à éteindre – ni même à amoindrir – sa passion pour son travail de forestier, ni pour la forêt dans tous ses états…
Sans doute est-ce cette fougue juvénile inaltérée et cet amour de son métier qui font de lui ce pédagogue qui sait susciter tout naturellement l’empathie, captiver son auditoire et lui faire bientôt partager sa passion, lui donnant l’envie d’en savoir encore plus, de le suivre sur des pistes forestières toujours plus secrètes…
Le flot rapide et cascadant de ses paroles sème tour à tour l’anecdote, l’information précise, l’analyse fouillée, le tout avec un humour à la britannique, mais aussi la rigueur d’un scientifique…
Car cet ancien édile municipal, également syndicaliste, est autant homme de terrain qu’homme de culture éclectique, aussi fin observateur et connaisseur de la nature humaine et de la société que de la forêt !
En l’interviewant ce mois, Regard d’Espérance a voulu faire mieux connaître l’actualité d’un métier devenu peu courant, conviant en outre ses lecteurs à parcourir la forêt dans tous ses contours et détours, à la suite d’un guide hors-pair.
Voudriez-vous vous présenter brièvement ?
«Je suis technicien de l’O.N.F. depuis près de 40 ans, puisque j’ai commencé en 1979. Comme mon nom ne l’indique pas, je suis natif de Morlaix. Nous sommes la troisième génération de Pasqualini à vivre en Bretagne. Mais j’ai commencé mon métier loin de la Bretagne, par l’Est de la France, dans les Vosges. Les Bretons qui passent les concours de l’Office National des Forêts le savent: ils devront partir dans l’Est pendant un temps…
Je suis marié. Nous avons trois enfants.
Je me suis toujours impliqué dans beaucoup de choses: dans la politique; j’ai été maire-adjoint de la commune du Faou pendant 13 ans, ce qui m’a passionné: j’ai travaillé dans l’urbanisme, l’environnement… J’ai aussi fait beaucoup de syndicalisme, ayant eu un mandat au niveau régional. J’ai pratiqué beaucoup de sports, dont le karaté, qui me plaisait et me faisait du bien en me permettant de me «défouler»…»
Vous avez choisi de faire de la forêt votre métier… Quelles aspirations, rêves – ou circonstances fortuites, peut-être – vous ont mis sur ces chemins forestiers ?
«J’avais passé un Bac scientifique en 1975 et mon idée première était de passer le concours vétérinaire, qui était assez difficile. Je suis donc allé poursuivre mes études en «Bio-Math Sup» au lycée Châteaubriand de Rennes… où je ne suis resté que trois semaines: le «régime» ne me convenait pas très bien!
Je suis donc allé en fac de Biologie à Brest, où j’ai fait un DEUG de biologie-géologie… Mais la fac me conduisait inexorablement vers l’enseignement, ce qui ne me convenait pas. Je voulais exercer un métier qui soit au contact de la nature…
Je me suis renseigné sur divers métiers, dont celui de la gestion de la forêt, que je ne connaissais pas du tout. Au Centre d’Orientation, l’on m’a parlé de l’O.N.F… Habitant à l’époque Botsorhel, près de Guerlesquin, je suis allé rencontrer le garde-forestier le plus proche de chez moi, Jean-Claude Fornassier, garde de la forêt de Beffou, avec qui j’ai passé une demi-journée. Et le soir, je savais ce que je voulais faire!
J’ai tout de suite perçu que ce métier me correspondait: un travail en extérieur, en très large autonomie, et avec la sécurité d’un emploi dans la fonction publique. C’est un métier où l’on aime ce qu’on fait, généralement, et où on ne compte pas ses heures…
Je me vois encore dans le bureau de J.C. Fornassier, et le voit ouvrant un cahier où étaient notés les concours à venir. J’ai préparé le concours pendant mon service national, l’ai passé tout de suite après, et ai été reçu…»
Avant de revenir «vivre et travailler au pays», vous avez donc exercé le métier dans plusieurs autres régions et massifs forestiers. Lesquels avez-vous préférés ?
«Les forêts que j’ai connues au début ne ressemblaient pas du tout à ce que j’avais imaginé des Vosges: les grands sapins, les lacs, la montagne, comme on les voit dans la région de Gérardmer…
Mais j’ai été nommé à Châtel-sur-Moselle, entre Epinal et Nancy, au moment où la région connaissait une grave désindustrialisation… Les forêts étaient très belles, mais la région était assez triste.
Mon deuxième poste a été en région parisienne, à Compiègne, où je suis resté 4 ans. Puis je suis allé en Normandie, dans l’Orne, m’occuper des superbes massifs de Bellême et de Réno-Valdieu : 4000 hectares de forêts prestigieuses : un travail passionnant car nous avions entre les mains un héritage, un patrimoine considérable. Il fallait y faire attention! Un hectare de forêt rapportait davantage en valeur de production à l’année qu’un hectare de maïs…»
Vous travaillez en Bretagne depuis longtemps déjà ; quelles affections vous y attachent ?
«La Bretagne est le berceau familial, et ma femme et moi voulions retrouver les amis que nous y avions. Mais outre ces aspects familiaux, j’aime la mentalité bretonne. Le forestier a beaucoup de relations avec les élus, et j’ai trouvé ici, globalement, une facilité et une qualité de relations. De la cordialité, de la franchise, de la simplicité… Ce que je n’ai pas toujours rencontré dans d’autres régions. Les contacts sont aussi faciles avec la population: en tant que garde-forestier, je suis assermenté et donc habilité à dresser des procès-verbaux… En 22 ans de métier en Bretagne, je n’en ai pas dressé un seul! Il y a toujours ici moyen de s’expliquer, de raisonner… La pédagogie marche très bien en Bretagne.»
Voici un mois, les médias bretons ont rappelé l’ouragan d’octobre 1987 et les terribles dégâts qu’il avait infligés à la forêt bretonne, en particulier… 30 ans après, quels stigmates en reste-t-il ? Et quelles en sont aujourd’hui les conséquences ?
«Hormis quelques arbres encore couchés ici et là, les séquelles ont disparu. Sinon que l’observateur attentif constatera la jeunesse des plantations dans beaucoup de parcelles… Mais la nature a repris ses droits et son cours, normalement. Et on commence à éclaircir les peuplements plantés après 1987!
L’Auvergne avait connu des dégâts semblables en 1982. En 1999, la Bretagne a été épargnée, mais les tempêtes ont fait des destructions considérables dans beaucoup d’autres régions.»
Comment avez-vous personnellement vécu ces moments traumatisants pour les forestiers et les amoureux de la nature ?
«J’étais en Normandie à l’époque, mais revenant assez souvent en Bretagne voir la famille, j’ai pu constater les dégâts dans les massifs bretons. On a l’impression alors que jamais plus la forêt ne sera la même, que tout a été irrémédiablement détruit…
Mais on replante, et la forêt repart. L’on peut aussi tirer des enseignements précieux, des années après, sur les techniques mises en œuvre pour replanter. En 1987, de très gros moyens ont été attribués au reboisement, et on en a trop fait: labours profonds, apport de calcaire… Puis en 1999, vu l’ampleur nationale des destructions, il n’a pas été possible d’allouer un budget comparable à l’ensemble du territoire. Il nous a donc fallu mener une grande réflexion sur la manière de renouveler les peuplements.
Ici, nous avons comparé les résultats des méthodes mises en œuvre en 1987 au Fréau et à Beffou: ils étaient bien plus beaux à Beffou, où Jean-Claude Fornassier avait opté pour une méthode «douce»: pas de labours profonds, de dessouchage massif (etc.). Une technique qui coûte trois fois moins cher et qui donne un résultat bien meilleur. Conclusion pour nous : ne pas se précipiter. Ne pas tout casser. Attendre trois ou quatre ans ; voir ce qui se passe, et apporter juste l’assistance nécessaire…
Il faut respecter l’intégrité, la richesse du sol forestier, qui s’est constitué au cours de siècles parfois. Le labourer, c’est détruire des siècles d’équilibre naturel. C’est une aberration! On le sait aujourd’hui…»
Voudriez-vous rappeler, à grands traits, quelles sont les caractéristiques principales de la forêt bretonne ?
«Elle est peu étendue : avec 8 à 10% de son territoire occupé par la forêt, la Bretagne est une des régions les moins boisées de France.
Une autre de ses particularités est d’être privée à 90%! Elle est aux trois-quarts en feuillus et au quart en résineux, ce qui pose problème puisque l’industrie demande surtout du bois résineux… Mais ceci est aussi vrai à l’échelle nationale.
La part des résineux grandit. Elle s’est fortement amplifiée après la Seconde Guerre mondiale, dans le sillage de la reconstruction, où l’Etat a subventionné l’enrésinement…
La forêt privée bretonne est en outre très morcelée: des dizaines de milliers de propriétaires ne possèdent que de minuscules parcelles, ce qui pose problème pour l’exploitation de si petites surfaces.»
Comment se dessine son avenir ?
«La «filière bois» se développe grâce, notamment, au réseau de professionnels Abibois. Elle a longtemps été un serpent de mer: des projets et tentatives de mise en place ont échoué, mais depuis une dizaine d’années, on a compris que la «filière bois» est pourvoyeuse d’emplois: c’est 20000 emplois aujourd’hui, soit autant que la pêche, disait récemment Olivier Alain, vice-président du Conseil Régional. Et ce sont des emplois en grande partie non délocalisables ! Beaucoup d’initiatives et d’investissements voient le jour, et c’est une satisfaction. Nous avons en Bretagne des scieries modernes, des entreprises de fabrication d’ossatures-bois très performantes…»
La Bretagne, l’Argoat, ont-ils une vocation forestière ?
«Non, mais l’exploitation forestière y a sa place. Et elle reste pour l’heure en-deçà de son potentiel.
Il existe un programme régional qui vise à boiser 4000 hectares… mais l’agriculture est le fer de lance de l’activité bretonne, et il ne faut pas que la forêt se substitue aux terres agricoles. Les boisements doivent se faire – et se font aujourd’hui – sur des délaissés de l’agriculture: mauvaises terres, friches… Je serais le premier à être chagriné de voir reboiser de bonnes terres agricoles!
Mais la forêt s’accroît aussi de façon naturelle: une prairie laissée en friche devient boisée en 20 ans…»
Qu’en est-il de la forêt française dans son ensemble : est-elle en bonne santé ?
«Elle est deux fois plus grande aujourd’hui qu’au milieu du 19e siècle! 16 millions d’hectares contre 8 à l’époque ! Contrairement à ce que continuent à penser beaucoup de gens, la forêt ne recule donc pas. Elle ne cesse de gagner du terrain. Cela, en raison de plans de reboisements massifs – comme celui effectué dans les landes au 19e siècle: un million d’hectares de pins plantés dans des landes marécageuses – mais aussi en raison de l’accroissement naturel dont nous venons de parler.
La pression est moins importante aujourd’hui sur la forêt qu’elle a pu l’être autrefois: les sources de chauffage se sont diversifiées, la Marine ne construit plus de bateaux en bois…
Tout cela fait de la France un des pays les plus boisés d’Europe, et avec une forêt globalement très productive: on cite souvent les pays du Nord de l’Europe, la Scandinavie notamment, comme grands producteurs de bois, mais il faut savoir que si leurs forêts sont étendues, elles produisent peu à l’hectare comparativement, en raison du climat. En production de mètres cubes de bois par an à l’hectare, l’Ouest de la France est loin devant.
Notre forêt est très diversifiée en espèces. Et on peut dire qu’elle reste sous-exploitée aujourd’hui. Or, de nouveaux débouchés s’ouvrent, comme le bois-énergie, qui dynamise la sylviculture…»
Quels sont les «fleurons» de cette forêt française ? Et à l’inverse où se trouvent ses «parents pauvres» ?
«Ses fleurons sont Tronçais, Bercé, Bellême, Réno-Valdieu… Toutes ces merveilleuses forêts du Val-de-Loire.
Elles résultent d’une convergence de facteurs: le climat, les sols, les origines génétiques des arbres, un savoir-faire issu de siècles de sylviculture… Ces forêts sont gérées depuis le 13e siècle!
Il n’y a pas un autre endroit au monde où l’on puisse produire de tels arbres.
Ils ont été produits à l’origine pour la marine de guerre et ses grands navires en bois, et le sont aujourd’hui pour la fabrication des tonneaux des grands crus de la viticulture…
Récemment, M. Alexis Ducousso, ingénieur de l’INRA, grand spécialiste du chêne, faisait état des études qu’il a menées pendant 10 ans sur les chênes de ces grandes forêts françaises, que l’on pourrait eux-mêmes appeler des «grands crus» de chênes: il a pu constater que, placés dans des conditions extrêmes pour leur essence, ce sont eux qui résistent le mieux. Ils supplantent les autres chênes face à la sécheresse; au nord, au sud, à l’ouest… dans tous les domaines! Ils ont un patrimoine génétique extraordinaire!»
L’O.N.F. gère une large part des massifs forestiers de France: quelles sont aujourd’hui les orientations de sa politique forestière ?
«L’O.N.F. gère 25% de la forêt française. Ses orientations demeurent plus ou moins identiques: la production de bois; la préservation d’un patrimoine naturel, de la biodiversité; l’accueil du public; et la lutte contre les risques naturels (prévention des avalanches en montagne. Maintien des sols, de la qualité de l’air et de l’eau…).
L’O.N.F. veille à maintenir cette multifonctionnalité de la forêt publique, et cela se traduit par la mise en œuvre de ces 4 «curseurs» lors de l’élaboration de ses plans de gestion, dans la rédaction des aménagements forestiers…»
Les propriétaires de forêts et bois privés ont-ils les mêmes préoccupations et visions ?
«Non. Mais leurs préoccupations respectives ne sont pas forcément identiques non plus. Certains ont hérité d’une forêt qui est un bien familial et vont vouloir le conserver comme tel, sans chercher à en tirer un revenu… J’en connais qui ont planté du chêne, pour un «retour sur investissement» dans un ou deux siècles, et encore…
D’autres, à l’extrême inverse, sont des fonds de pension qui n’ont pas pour motivation la philanthropie…! Si le sol de sa forêt – ce qui est le facteur déterminant pour tous, de toute façon – lui permet de produire du Douglas à 15 m3 par hectare et par an, le fonds de pension plantera du Douglas!
Il y a de tout parmi les propriétaires forestiers privés.»
Vous êtes chargé, en particulier, de la sylviculture dans l’ensemble des forêts bretonnes… Que plantez-vous et pourquoi ?
«La règle en forêt publique est de planter l’essence la mieux adaptée au sol et au climat.
Si nous estimons qu’une station – c’est le terme technique – peut accueillir du chêne de grande qualité, on plantera du chêne…
Si l’on a un doute – selon les analyses ou en constatant la croissance des arbres plantés dans les décennies ou siècles précédents – on s’orientera vers des résineux, ou surtout vers des mélanges d’essences (pins, chênes, hêtres, châtaigniers, Douglas, Epicéas de Sitka) pour avoir moins de risques face au réchauffement climatique, aux parasites, et obtenir une meilleure biodiversité… C’est notre philosophie en Bretagne, actée par notre Direction Générale après 3 jours de négociations… Mais en ce domaine, il existe encore deux écoles opposées à l’O.N.F. !
Nous anticipons actuellement le réchauffement climatique, par exemple, en plantant du chêne sessile originaire de Charente-Maritime, alors qu’auparavant nous plantions uniquement du chêne originaire de Bretagne, de Normandie et des pays de la Loire.
Il faut savoir que le chêne pédonculé, très sensible aux sécheresses, a souffert de celles que nous avons connues ces dernières années, et est en recul…»
Il est courant d’entendre parler de graves déboisements qui seraient intervenus en diverses époques. Les regards se tournent alors vers les 18e et 19e siècles avec leur population rurale très dense… Mais d’autres les situent aussi au temps de Louis XIV et des besoins considérables pour les bateaux de la Royale… Et même, au temps de la conquête romaine et de la construction de multitudes de galères ? Qu’en pensez-vous ?
«Je pense que c’est assez juste. Il conviendrait d’y ajouter les moines défricheurs…
Les premiers règlements forestiers datent du 13e siècle, de Philippe Le Bel. Dès cette époque, on réalise que la forêt est une richesse en péril, qu’il faut organiser, réglementer son usage.
Depuis, la gestion forestière n’a pas cessé en France.
Et l’on peut dégager deux grandes périodes: la diminution constante de la superficie de la forêt jusqu’au milieu du 19e siècle, et son augmentation depuis lors.
La forêt a souvent été ruinée par une surexploitation, pour l’industrie des mines – pour les boiseries des galeries – pour les fourneaux des fonderies, pour la fabrication du charbon de bois…
En comparaison, nous avons aujourd’hui une belle forêt !»
La déforestation sévit sous d’autres latitudes, alors que le reboisement progresse en Europe… Voudriez-vous nous en dire quelques mots ?
«Cette déforestation est considérable dans certaines zones, pour permettre la production d’huile de palme, par exemple…
Mais cela n’existe pas que dans les pays d’Amérique du Sud, d’Afrique ou d’Asie. En Amérique du Nord, on assiste à des déboisements massifs, pour diverses raisons. Récemment, un documentaire révélait qu’une usine électrique de Manchester en Angleterre était alimentée par la destruction de forêts au Canada et aux Etats-Unis, dont une magnifique forêt de Virginie… comme si nous débitions nos superbes chênes de Tronçais en plaquettes pour chaudières à bois!»
Vous êtes technicien de l’O.N.F… Comment cette très vieille «maison» est-elle aujourd’hui organisée ? Et quelles ont été ses évolutions majeures ces dernières décennies ?
«1966 a marqué un tournant: jusqu’alors, «Les Eaux et Forêts» – c’était le nom – était une administration, donc sans obligation d’équilibrer un budget. A partir de cette date, elle s’est transformée en Etablissement Public à caractère industriel et commercial, avec la nécessité d’équilibrer son budget, ce qui est difficile. La forêt publique est gérée par l’O.N.F., la forêt privée par le C.R.P.F. (Centre Régional de la Propriété Forestière)…
Un autre changement est intervenu il y a une vingtaine d’années: on est passé du garde-forestier qui faisait tout sur le petit territoire dont il avait la responsabilité – «seul maître à bord» ou presque – et donc autonome et polyvalent, à des techniciens qui sont spécialisés mais interviennent sur un territoire beaucoup plus étendu dans leur spécialité. L’O.N.F. n’a pas échappé à l’évolution d’une société qui réclame de plus en plus de spécialistes.
Ce changement de l’O.N.F. a été rendu possible par l’informatique…»
Si bien des métiers sont profondément transformés, voire menacés, par l’avènement de l’informatique, l’on se dit que celui de forestier devrait être parmi les moins touchés… ?
«Si, il l’est, et beaucoup! Un exemple: nous sommes capables aujourd’hui de prévoir le volume de bois qui sortira de la forêt bretonne en 2018, et de préciser ce volume pour chaque essence d’arbres, avec la qualité du bois produit… Nos bases de données sont alimentées régulièrement. Toutes les coupes programmées sont enregistrées dans celles-ci à l’occasion de chacun des plans de gestion. Et des modèles informatiques nous permettent de savoir ce qui va sortir, en fonction de la classification de chaque coupe : par exemple, 50 m3 à l’hectare, dont 5 m3 de chêne de telle qualité… Je suis aujourd’hui en mesure de vous dire le nombre de sapins de Douglas de 12 à 16 m que nous avons sur l’ensemble de la Bretagne…
Cela est important pour les investisseurs – scieries et autres – qui ont besoin de connaître la ressource dont ils vont pouvoir disposer. Nous pouvons nous engager auprès d’eux sur des plans de production à cinq ans. Et cela nous permet aussi de prévoir avec précision nos régénérations forestières…
On peut d’ailleurs craindre ce qui serait à mes yeux une dérive: grâce à toutes les données que nous avons, on pourra bientôt envisager de «lâcher» dans une parcelle une abatteuse programmée, qui fera le travail sans chauffeur! Il suffit que la plantation soit assez homogène et régulière. Et dès lors, il sera tentant de chercher à adapter les parcelles à la machine…
Pendant des siècles, tous les forestiers des «Eaux et Forêts» étaient tenus de noter chaque soir sur un petit carnet les faits marquants de leur journée de travail. Un immense trésor de connaissance s’est ainsi accumulé au cours des générations. J’ai retrouvé des ouvrages merveilleux dans le grenier de la Maison Forestière de la Roche Noire, et il y en a ainsi des quantités aux Archives départementales!… Ce Registre d’ordre des forestiers de France était une mine de savoir inestimable !
Aujourd’hui, l’informatique étant là, nous n’avons plus à le remplir. J’ai cessé de tenir mon registre l’an dernier… C’est un trésor que l’on a perdu.»
Voici quelques années, les agents de l’O.N.F. avaient lancé un mouvement de protestation – fait rare!… Ont-ils été entendus ?
«Vous l’avez compris, notre profession est un métier de passion… Il y a chez nous 90% de passionnés, beaucoup d’agents de la catégorie B qui sont des ingénieurs, des professeurs (etc.) qui ont choisi de se réorienter vers ce métier de forestier à un moment de leur vie…
La gestion forestière, la forêt elle-même, sont un équilibre fragile… Or, nous avons bien perçu à une époque récente, que l’on voulait nous contraindre à «sortir» plus de bois que la forêt ne pouvait en produire… Nous avons argumenté notre opposition à cette vision de la forêt, à l’occasion de la signature de notre contrat quinquennal avec l’Etat – et avons pu démontrer que l’on allait «taper dans la réserve», abîmer le patrimoine, et donc sortir de ce qui était responsable… Et nous avons été entendus.
Il faut toujours être à l’affût des dérives possibles.»
Discernez-vous chez des jeunes d’aujourd’hui d’éventuels futurs forestiers ?
«Oui. Nous avons de jeunes et brillants ingénieurs qui rejoignent notre métier, par passion, et des techniciens qui auraient pu faire d’autres métiers, socialement plus valorisants, mais qui ont vraiment choisi celui-là…
On aurait pu craindre qu’ils ne viennent dans la maison avec une autre mentalité, mais moi qui partirai bientôt à la retraite, je suis rassuré de voir qu’ils ont les mêmes philosophies, les mêmes approches de la gestion forestière que nous, les «anciens»!
Le recrutement a beaucoup changé l’O.N.F. depuis 15 à 20 ans: là où auparavant l’on y entrait par des concours de la fonction publique, l’on peut aujourd’hui entrer par des «chemins détournés».
A l’époque, n’arrivaient quasiment à l’O.N.F. que des fonctionnaires. Depuis, on peut y venir de l‘université, ou d’autres métiers… Des passerelles ont été établies, ce qui diversifie la composition de l’O.N.F.»
Ce métier vous donne-t-il encore les mêmes satisfactions qu’à vos débuts… Ou avez-vous quelques regrets ou déceptions ?
«Je fais toujours ce métier avec passion, et me lève toujours chaque matin avec le plaisir de le faire. C’est vrai que je commence parfois à saturer ou à déconnecter face à la part grandissante que prend l’informatique dans le métier…
Mais c’est le seul aspect qui me gêne. C’est une évolution, qui comme dans beaucoup de métiers, est un peu incontrôlée, trop rapide. On court après l’innovation sans bien savoir si elle est vraiment utile… On ne sait pas se limiter. Même si quelque chose marche bien, on le change, pour changer…»
Lorsque vous serez en retraite, resterez-vous habiter près d’une forêt ?
«Je resterai proche de la forêt. J’ai le projet de militer dans des associations de défense de l’environnement, car je pense pouvoir y apporter un peu de mon expérience professionnelle. Je n’ai jamais été sectaire dans ma vision de la forêt, et pense avoir su garder une démarche équilibrée au cœur de ma carrière. Je voudrais mettre cet équilibre au service de ces associations…
Et j’ai acquis un terrain où je vais faire de l’arboriculture biologique.»
Votre épouse partage-t-elle cette passion pour les bois, ou préférerait-elle vivre en ville ?
«J’ai été très souvent absent, d’autant plus que je me suis formé tout au long de ma vie, et ai donc beaucoup voyagé pour cela.
Ce n’était pas toujours facile pour ma femme quand nous habitions une maison forestière, avec plusieurs jeunes enfants. Elle a fait preuve de patience.
Mais nous venions tous les deux de la campagne, et elle a accepté cette vie, parfois un peu dure, tout en aimant aussi certains aspects de la vie en maison forestière…
Il faut un tempérament un peu particulier pour être forestier.»
La forêt est une terre partagée : chasse, loisirs verts, exploitation du bois… s’y côtoient, mais non sans conflits d’intérêts parfois! Comment envisagez-vous cette cohabitation entre ses usagers ?
«Une des vocations de la forêt est d’accueillir les gens qui y viennent, à pied, à vélo, à cheval… Mais pas en voiture, en quad ou autre engin motorisé ! La forêt doit rester un de ces endroits – si rares aujourd’hui – où on peut encore entendre le silence… Et non pas ces bruits de moteur!
Il faut que tous les usagers de la forêt-loisir apprennent à la partager. C’est un des rôles de l’O.N.F., ce qui signifie communiquer, organiser, faire se rencontrer les gens…
Dire au chasseur que son rôle est important, mais qu’il est préférable de ne pas chasser le chevreuil le dimanche en forêt domaniale; et dire aux chercheurs de champignons qu’il faut éviter la cueillette les jours de chasse…
Quand nous élaborons nos documents de gestion, nous invitons les divers usagers de la forêt à s’exprimer… Tous ont leur place en forêt! L’urbanisation, l’exode rural, font que les gens ont besoin de retrouver leurs racines, et la forêt y participe.»
Doit-on craindre une dérive vers une «privatisation» de fait par la chasse payante ?
«Oui, c’est une dérive possible… Que la collectivité vende ses propriétés. Des Conseils départementaux ont vendu des forêts. En Bretagne, ils en ont plutôt acheté…
Pour la forêt d’Etat, il faudrait une loi autorisant des ventes. Mais le risque existe aussi. Nous avons engagé une action syndicale il y a quelques années, parce que l’O.N.F. demandait à l’Etat l’autorisation de vendre de petites forêts publiques. Cette action avait réussi à faire capoter le projet…
Globalement, je crois que les populations locales sont attachées à leurs forêts publiques, et c’est rassurant!»
L’orme a presque disparu, victime de la graphiose… Le frêne est gravement menacé… d’autres essences sont aussi attaquées par des «maladies» : le châtaigner, l’olivier, l’épicéa de Sitka… Est-ce un phénomène nouveau?
«Non, mais son ampleur pose problème et est préoccupante, car vous pouvez ajouter aux essences que vous avez citées: le sapin de Vancouver, le cyprès de Lawson, le mélèze… Beaucoup d’essences exotiques. Il faut réfléchir aux causes possibles: réchauffement climatique; importation d’essences qui n’ont pas ici les cortèges d’équilibre qu’elles trouvent dans leur biotope d’origine; peuplements trop homogènes…
La mondialisation du commerce du bois entraîne une mondialisation des parasites du bois.»
L’on voit en campagne et en forêt beaucoup plus de grands animaux qu’autrefois : chevreuils, sangliers, cerfs… Mais aussi d’oiseaux tels que les pics… Sont-ils les bienvenus aux yeux des forestiers ?
«Oui, mais à condition qu’il n’y ait pas de surpopulations.
Or, dans certains secteurs, le chevreuil – en particulier – détruit la forêt.
Au Fréau, j’ai compté près du Guilly 90% de jeunes arbres mangés dans une parcelle de Douglas…
Il y a eu, après 1987, une explosion des populations de grands animaux, au point que l’équilibre entre ceux-ci et la forêt se trouve menacé. Tout est toujours question d’équilibre!
Si cet équilibre n’est pas rétabli par une régulation effectuée par une chasse bien gérée, la forêt périclite.
Je ne suis pas chasseur, mais je dis toujours que le chasseur a sa place en forêt. Des plans de chasse intelligents doivent être bien tenus.
Vous évoquez les différents pics qu’on revoit désormais en forêt… Je me souviens que dans les Vosges, mon maître de stage m’avait envoyé en forêt de Fraize marquer pour la coupe dans toutes les parcelles tous les arbres troués. Cela m’a pris un mois. Il ne fallait pas s’étonner ensuite que les pics aient disparu!
Aujourd’hui, on géolocalise les arbres troués, et on les marque afin de les conserver pour préserver la biodiversité: une approche totalement inverse…»
Après 40 années de métier, aimez-vous toujours autant parcourir les bois ?
«Oui! Et j’ai la chance d’avoir le temps, dans la fonction que j’occupe aujourd’hui, d’aller en forêt, de m’asseoir et de réfléchir, d’observer et de noter ce qui s’y passe, pour en tirer des conclusions, contrairement à la plupart de mes collègues. Peut-être suis-je même le dernier en Bretagne à avoir cette possibilité-là… Car le bureau nous prend toujours plus de temps.
Comme dans toutes les professions, on a « le nez dans le guidon » aussi chez nous, les forestiers.»
Parvenez-vous à avoir un autre regard que celui du professionnel? L’émotion, la poésie, le rêve… ont-ils encore place dans votre «pratique» de la forêt ?
«Oui, je goûte encore les sons, les lumières, les odeurs de la forêt…
Récemment, j’ai lu une information – sur une orientation productiviste de la politique de l’O.N.F. favorable à certains groupes de pression – qui m’a «chiffonné», et qui a provoqué la démission de 90% des syndicalistes!
Je suis allé en forêt respirer toutes les odeurs du sous-bois, écouter ses bruits, observer… C’est apaisant. Et je me suis dit qu’il fallait tout faire pour que les générations suivantes aient encore demain la possibilité de savourer ce bonheur-là! On sait aujourd’hui que se promener en forêt est bénéfique pour la santé.»
Vous qui connaissez bien les massifs de Bretagne, lesquels préférez-vous, et conseilleriez-vous aux promeneurs ?
«J’ai une affection particulière pour la forêt de ma jeunesse, celle du Huelgoat. Non seulement elle est belle, mais elle possède une histoire, des légendes…»