Un entretien d’une grande richesse humaine, profondément authentique et empreint d’une grande simplicité.
Cela fait près de 50 ans que vous avez quitté votre Suède natale.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance dans ce pays nordique?
«La Suède de mon enfance était bien différente de la Suède d’aujourd’hui comme la Bretagne d’aujourd’hui est bien loin de la Bretagne sortie de la Deuxième Guerre mondiale.
Je fais partie de cette génération que l’on appelle habituellement –et sous bien des aspects avec raison – la génération heureuse, la «génération dorée», celle qui a sans doute connu, en quelques décennies, le plus de progrès dans l’histoire de l’humanité, et aussi une période exceptionnelle de paix, de stabilité, de prospérité…
Il faut le reconnaître, et il faut en être rempli de gratitude. Lorsque je compare ma vie à celle de mes parents, nés en 1905, et qui ont connu les deux Guerres mondiales qui ont ensanglanté l’Europe –même si la Suède, par sa neutralité, n’a pas connu l’horreur de l’invasion–, qui ont connu aussi la grippe espagnole de la fin des années 1910, la grande dépression du début des années 1930… ce sont en effet deux mondes totalement différents.
Et pourtant, je n’ai jamais entendu mes parents se plaindre de quoi que ce soit. Ma mère a dû quitter très jeune – 14-15 ans, je pense – le foyer de ses parents pour travailler dur dans les fermes de la région pour subvenir à ses besoins.»
Pourquoi «le rêve américain» attira-t-il tant de Suédois et notamment plusieurs membres de votre famille?
«Pour bien comprendre la situation, il faut que je remonte à la génération de mes grands-parents que je n’ai jamais connus à l’exception de ma grand-mère paternelle, et pour cause! Mon grand-père paternel est né en 1857 et décédé 10 ans avant ma naissance, mes grands-parents maternels à peu près à la même époque. On m’a raconté que mon grand-père paternel aurait dit à ses camarades durant son service militaire: «Ma femme n’est pas encore née!»
Et il avait raison. Il avait plus de 40 ans lorsqu’il a épousé ma grand-mère qui avait à peine 18 ans. Mais ils ont eu 13 enfants. C’était beaucoup de bouches à nourrir dans une petite ferme d’une région aride, il n’y avait pas beaucoup de perspectives pour l’avenir des enfants, et le fils aîné fut le premier à «tenter l’aventure américaine», le rêve de beaucoup à l’époque, suivi peu après par sa sœur qui n’avait alors que 13 ans. Et là, je voudrais souligner combien ce rêve américain n’était pas pour tous la fin de la pauvreté et de la misère, et le début soudain d’une vie de prospérité, loin de là. Ils sont arrivés dans un monde où il y avait certes des opportunités, mais où il fallait «se battre», être prêt à bien des renoncements, travailler très dur avant que la réussite ne soit au rendez-vous.
Le fils aîné, après bien des difficultés et de labeur, put s’établir en Californie, à San Francisco, et sa sœur à Chicago.
Mais un autre frère, plus jeune, voulant, lui aussi, tenter sa chance dans le «nouveau monde», connut bien des problèmes sur son chemin. Appelé à servir dans l’armée américaine durant la Deuxième Guerre mondiale, il fut affecté en Nouvelle Guinée où il connut un temps d’indescriptible souffrance.
A son retour, après la guerre, c’était un homme brisé. Pour essayer de panser les plaies des atrocités vécues, il partit en Alaska, vivant modestement de la pêche et de petits travaux avant de retourner, dans ses vieux jours, terminer sa vie en Suède.
Une autre tante, Monika, au lieu de partir en Amérique, s’engagea comme infirmière à la Croix Rouge et fut envoyée en Corée lors de la guerre qui opposa le nord et le sud de ce pays. Nous avons eu la joie de l’accueillir chez nous en Bretagne, en 1980.
Mon père, quant à lui, avait aussi le projet de partir en Amérique. Il ne put réaliser son projet tout simplement parce qu’il fallait qu’il reprenne la ferme familiale, mon grand-père étant trop vieux pour continuer.»
L’histoire se répète! L’actuelle guerre entre la Russie et l’Ukraine rappelle celle qui opposa la Finlande et la Russie. Vos parents avaient accueilli deux enfants de Finlande…
«Je me souviens avec émotion de la générosité de mes parents, de notre foyer toujours ouvert au clochard qui cherchait à manger et un abri pour la nuit, au voisin ou autre passant qui avait un problème, et quelle que soit l’heure, il y avait toujours un café pour chacun avec quelques petits gâteaux faits maison…
Et au début du mariage de mes parents, la guerre éclata dans le pays voisin, la Finlande, attaquée par la Russie, une guerre qui provoqua l’exode de multitudes de Finlandais vers la Suède, notamment des enfants, qu’il fallait accueillir.
Mes parents, qui n’avaient encore aucun enfant à eux, ont tout de suite ouvert leur foyer à Majla, une petite Finlandaise de quatre-cinq ans, et Raimo, son frère, encore plus jeune.
Comme tous les enfants ainsi arrivés en Suède, ils devaient regagner leur pays et leur famille à la fin de la guerre, mais ils n’ont jamais voulu repartir, et mes parents les ont alors accueillis définitivement comme membres de notre famille avec l’accord de leur père en Finlande, qui était veuf et avait neuf enfants à nourrir. C’est ainsi que lorsque je suis né en 1946, j’avais déjà, outre ma propre sœur aînée, un frère et une sœur venus d’un pays voisin mais déjà bien intégrés. A cette fratrie s’ajouta, en 1948, une autre sœur.
On m’a raconté comment ces deux petits Finlandais sont longtemps restés perturbés par ce qu’ils avaient vécu dans leur pays au début de cette guerre brutale. Dès qu’un avion survolait notre ferme, ils couraient se cacher en hurlant de peur, croyant que c’était encore un avion de guerre russe.
Dans notre ferme, il y avait aussi, comme dans beaucoup de fermes à l’époque, outre la grande maison familiale, une plus petite maison pour accueillir des grands-parents ou autres personnes âgées de la famille dans leurs vieux jours. Lorsque ces personnes âgées étaient décédées, et que cette maison était donc inoccupée, mes parents l’ont gracieusement mise à la disposition de notre église évangélique, et ainsi, pendant 27 ans, s’y tenaient chaque semaine des offices de l’église, l’instruction biblique pour les enfants, ce que nous appelions école du dimanche… et notre cour de ferme servait de parking.»
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance en Suède?
«C’est vrai que la vie dans mon enfance était plus dure et qu’on était très loin du confort de notre société actuelle, mais je me demande sincèrement si les gens d’aujourd’hui, avec tous les gadgets des temps modernes, souvent inutiles et parfois nocifs, sont plus heureux que nous ne l’étions dans notre enfance.
Je n’ai jamais été en vacances avec mes parents. Nous n’avions même pas de voiture. Hormis quelques sorties au bord de la mer Baltique à une trentaine de kilomètres de notre ferme – et cela grâce à la gentillesse de notre tante Monika qui nous y emmenait –, et hormis quelques visites en famille…, nous restions dans notre village.
La plupart du temps, les travaux de la ferme nous mobilisaient, et même si, je dois le reconnaître, parfois nous enviions nos camarades du village dont les parents n’étaient pas agriculteurs et qui partaient parfois en vacances avec eux…, même si parfois nous nous révoltions quelque peu…, au fond de nous-mêmes, nous étions profondément heureux.
L’été, après des journées bien occupées à ramasser le foin, à désherber les pommes de terre ou autres cultures, nous faisions des parties de cache-cache dans la grange à foin, du foot dans la cour de la ferme, nous jouions à toutes sortes de jeux, simples mais amusants. L’hiver, nous faisions des parties de hockey sur glace sur des étangs gelés – après avoir, souvent nous-mêmes déblayé la neige à la pelle – ou nous faisions des batailles de boules de neige à couper le souffle… Une chose est certaine: on ne s’ennuyait pas…»
Le monde d’aujourd’hui est très différent. Les gens de notre époque vous semblent-ils plus heureux que ceux du passé?
«Aujourd’hui, on en voit beaucoup, suspendus à leurs téléphones portables ou autres tablettes, partout, même dans la rue, danger pour eux-mêmes et pour les autres, ou scotchés devant leurs écrans d’ordinateur, passionnés et absorbés par des jeux en ligne… des jeux si loin du réel. Seuls devant leurs écrans, ils sont dans un autre monde, un monde virtuel.
Sont-ils plus heureux que nous l’étions? J’en doute fortement!
Le monde d’aujourd’hui, malgré tous les progrès, me semble finalement plus dur, moins humain, moins solidaire…
Un monde sans bases, qui encourage l’épanouissement personnel, la jouissance immédiate et sans bornes, parfois au détriment des autres, qui pousse à une «liberté» sans frein qui conduit souvent à un esclavage… de la drogue, de l’alcool, de toutes sortes de passions.
Un monde où les fidélités sont moins profondes… des familles éclatées, pour un «oui», pour un «non», déchirant le cœur de multitudes d’enfants, qui eux ne sont pas responsables de l’irresponsabilité des adultes, les déstabilisant au lieu de les préparer à une vie d’adultes épanouis, prêts à trouver leur place dans une société d’entraide et de partage…
Le monde actuel m’inquiète… Quand le roi «argent» mène les hommes, il ne faut pas s’attendre à vivre dans une société de partage et de fraternité… Quand ce sont uniquement les ambitions personnelles qui les poussent, que ce soit dans les entreprises, dans le monde politique… quand on est prêt à piétiner les autres pour réussir, pour avancer, pour obtenir des postes…, quand les intérêts personnels priment sur l’intérêt commun, quand on s’acharne à diviser, à tout casser au premier problème qui surgit, au lieu de chercher un compromis, au lieu de s’asseoir autour d’une table pour tout examiner dans un esprit d’humilité et de respect mutuel…, on prépare des lendemains difficiles.
Que ce soit sur le plan local, national ou international…
Combien de dictateurs, tout au long de l’Histoire de l’humanité, ont envoyé leur peuple au désastre… Rien n’a changé, ce qui se passe aujourd’hui dans notre Europe éveille, pour les plus anciens, des souvenirs douloureux et nous fait tous frémir en pensant à l’avenir de nos enfants, de nos petits-enfants… »
Votre scolarité s’est faite en plusieurs étapes… La première a commencé vers 7 ans?
«Avant l’âge de 7 ans, je n’avais jamais mis les pieds dans une école. Et encore, pour avoir le droit de commencer ma scolarité, il a fallu que je passe un test de «maturité». Les écoles maternelles étaient rares. Il y en avait sans doute dans les grandes villes, mais dans nos campagnes reculées, il y avait juste une école primaire.
A l’époque, la discipline était sévère, comme en France et dans la plupart des pays du monde.
J’habitais à 500 mètres de l’école, mais il n’était pas question que je revienne à la maison à midi pour manger avec mes parents. Au début, il n’y avait pas de cantine. Les enfants, ainsi que la maîtresse, apportaient leur repas, un simple «casse-croûte» que nous mangions ensemble.
Au bout de quelques mois, un «service cantine» s’est créé: des repas simples préparés loin de l’école et transportés en fourgon dans plusieurs établissements.
Nous étions trois du niveau CP, dans une classe à deux cours: deux garçons et une fille! Chaque matin, avant de commencer le travail scolaire, la maîtresse nous lisait une courte méditation, tirée d’un livre du grand réformateur Martin Luther.
La scolarité était obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans, et même si j’avais été admis à «realskolan», l’équivalent approximatif du collège en France, je n’y ai fait qu’une année, et à 14 ans, j’ai arrêté l’école…»
Vous connaissez très bien l’enseignement en France et vous pouvez donc le comparer avec l’enseignement dispensé en Suède…
Quelle est votre analyse?
«Beaucoup vantent le système scolaire suédois de nos jours et la société suédoise en général, soulignant la grande liberté des enfants, le côté ludique de l’apprentissage, l’insistance aussi sur des matières pratiques comme le bricolage, la couture, la cuisine…
Il est vrai que les métiers manuels sont nettement plus valorisés avec de bons salaires, et je trouve cela positif. Mais tout n’est certainement pas meilleur. En toutes choses, il faut examiner avec un regard neutre, aussi objectif que possible, la réalité.
J’ai lu récemment un article écrit par une Française partie vivre en Suède et qui a scolarisé ses enfants là-bas. Je partage bien des aspects de son analyse.
Parmi les «plus», comme elle le souligne dans son bref article, elle place le travail collaboratif et l’idée que chaque élève arrivera aux objectifs attendus… quel que soit son chemin et le temps qu’il lui faudra. Également, le fait que les journées des élèves suédois sont bien moins chargées que celle des petits Français. Et sur le plan strictement pédagogique, l’apprentissage de langues étrangères nettement plus efficace…
Par contre, parmi les «moins», outre un niveau de mathématiques moins élevé, elle soulève un point qui l’inquiète beaucoup: c’est le manque de discipline: «Les enfants, dit-elle, sont tellement placés au centre de tout, qu’il est inconcevable de les gronder, de les punir ou même de les séparer lors d’une bagarre…»
Un regard lucide qui m’a éclairé sur la réalité aujourd’hui, 69 ans après mes débuts scolaires.
Quelle évolution ! Mais ne prend-on pas petit à petit le même chemin ici?»
Très jeune, vous avez travaillé plusieurs années à la ferme de vos parents et surtout dans la forêt. Cette vie rude vous a marqué… Avec le recul des ans, comment considérez-vous cette époque de votre vie?
«J’ai commencé à travailler à la ferme et dans la forêt, d’abord avec mon père puis, rapidement, j’ai été engagé comme «débardeur» par une société, propriétaire de vastes forêts dans ma région.
Mon travail consistait donc à sortir de la forêt le bois coupé par un bûcheron et le ranger au bord d’un chemin d’exploitation accessible aux camions.
J’ai pu faire ce travail parce que mon père me prêtait gratuitement tout le matériel nécessaire: le cheval, un traîneau pendant l’hiver, une charrette pendant l’été.
Je partais à l’aube, emportant mon casse-croûte et un sac de foin pour le cheval. Pendant les longs mois d’hiver, il fallait profiter de la courte durée de la lumière. En décembre-janvier, il faisait déjà nuit à 3-4 heures de l’après-midi à l’intérieur de la forêt.
C’était évidemment un travail très dur pour un garçon si jeune. Parfois, je me trouvais devant des troncs d’arbres que je n’arrivais pas à bouger. Alors, il fallait ruser: je dételais le cheval, renversais le traîneau contre le rondin, passais une chaîne sous le tronc avant de l’atteler au cheval qui, en tirant remettait le traîneau dans le bon sens… avec le tronc d’arbre dessus! Il suffisait alors de l’attacher solidement et le tour était joué! Parfois mon père passait me voir, et plus d’une fois, il m’aida à me sortir d’une situation difficile.»
Pourriez-vous raconter quelques anecdotes de ce travail en forêt lorsque vous vous y trouviez seul avec votre cheval?
«Notre cheval qui s’appelait Max, était un Ardennais, costaud, mais pas aussi lourd que le cheval breton, par exemple. Il était jeune et fougueux, et à plusieurs reprises, j’ai failli avoir des accidents qui auraient pu être graves.
Lorsqu’il travaillait tous les jours du matin au soir, il était calme et relativement facile à manier. Mais il ne «supportait» pas un jour de repos! Le lundi matin, en le sortant de l’écurie, il fallait se méfier: il «dansait», avançait «en crabe», s’ébrouait et montrait tous les signes d’un animal surexcité. Un lundi matin, je devais l’atteler à une charrette déjà chargée de bois de chauffage. J’ai réussi à le mettre à sa place entre les deux brancards d’attelage et attacher le premier brancard à son harnais. Mais lorsque j’ai voulu passer devant pour faire le tour, soudain, il est parti d’un bond. Il a sauté par-dessus une grande meule électrique qui servait à affûter les faux et autres outils. Là, la charrette s’est scindée en deux, et il est parti comme une furie jusqu’à un champ tout proche, où il s’est arrêté devant un talus. C’est mon père qui est allé le chercher.
Une autre fois, bien plus grave, sur la route qui menait à la forêt, il a eu peur d’un camion qui venait en face et a fait demi-tour sur la route devant le nez du camion. Je ne sais pas comment nous avons pu éviter un accident ce jour-là!
Ce que j’aimais dans cet emploi, c’était la liberté. Que le travail soit dur ne me dérangeait pas. J’étais payé «à la tâche». Chaque mois, un garde forestier venait mesurer mes travées de bois et j’étais payé au mètre cube. Je trouvais ce mode de paiement très juste. J’avais la liberté de commencer et de m’arrêter quand je voulais, et si j’avais besoin de prendre une journée de congé, il n’y avait aucun problème!
Un autre travail que cette même compagnie me proposait était de replanter des arbres après une coupe de bois. Je me souviens d’une plantation de pins sylvestres: j’étais payé à l’époque 6 centimes de couronnes ce qui équivalait à peu près à 6 centimes de nouveaux francs. J’ai réussi à planter 1000 arbres dans la journée, ce qui m’a fait un salaire de 60 couronnes! Le soir, on n’avait pas besoin de somnifères pour dormir!»
Vous venez d’un petit village de quelques dizaines d’habitants…
La solidarité et l’entraide étaient-elles réelles et permanentes entre ces personnes, et notamment les agriculteurs?
«Oui, absolument! Je me souviens avec joie de la grande solidarité qui existait à l’époque chez nous, cette même solidarité que j’ai découverte ici en Bretagne. Lors de grands travaux, comme la moisson par exemple, le travail ne pouvait se faire que par équipes. Il n’y avait pas de moissonneuses-batteuses à l’époque, mais une grosse batteuse se déplaçait de ferme en ferme. Les céréales étaient coupées et séchées au champ et le jour du battage, il y avait du monde à tous les postes : pour rentrer les gerbes, pour alimenter la batteuse en coupant les liens, pour porter les lourds sacs de céréales jusqu’au grenier… et enfin, pour s’occuper de la paille à l’autre bout de la chaîne. J’accompagnais souvent mon grand frère qui était l’un des responsables du matériel…
Une autre occupation pendant l’été était le ramassage de baies dans la forêt: en juillet et août, les myrtilles qu’il fallait cueillir délicatement à la main pour ne pas les écraser, tout en se battant contre les moustiques, très féroces, puis début septembre, les airelles qui nous permettaient de préparer de délicieuses confitures un peu acidulées pour accompagner certaines viandes. On en ramassait des centaines de litres…»
Y avait-il beaucoup de gibier dans les forêts de votre région à l’époque?
«Oui, et nous voyions parfois de grands animaux, comme l’élan, passer devant les fenêtres de notre maison. Mon frère était chasseur, et le grand moment de l’année, c’était, bien sûr, lorsque toute l’équipe de chasseurs se préparait à la chasse à l’élan, une chasse très réglementée, trois jours par an, généralement au mois d’octobre. Souvent, l’équipe qui chassait sur nos terres, réussissait à tuer un, deux ou parfois trois élans. C’était impressionnant de voir ces grosses bêtes suspendues à une poutre dans la grange où toute l’équipe de chasseurs était réunie pour la découpe et le partage. Les règles ont certainement beaucoup changé depuis lors. Cela m’étonnerait qu’on ait le droit aujourd’hui de dépecer ainsi ces animaux majestueux dans une grange au milieu de la paille et des machines agricoles!»
Quelle était la taille de la ferme de vos parents? Combien d’hectares fallait-il pour bien nourrir une famille?
«Lorsque je raconte que nous avions une ferme de 150 hectares, cela semble beaucoup pour l’époque, mais lorsque je rajoute que nos 150 hectares ne pouvaient nourrir que 8 vaches, quelques cochons et un peu de volaille, les gens sont étonnés. La réponse est pourtant simple: sur les 150 hectares, seuls 8 hectares étaient cultivables, le reste étant de la forêt ou autres terres incultivables.
Le travail dans la forêt et la vente de bois étaient donc indispensables pour nous assurer un revenu correct. Sans la forêt, notre ferme était incapable de nourrir notre famille. On pourrait dire que nous étions finalement autant des exploitants forestiers que des paysans.»
Pensiez-vous consacrer toute votre vie à ce travail et plus tard reprendre la ferme de vos parents ou aviez-vous d’autres projets pour l’avenir?
«Cette vie à la fois paisible et rude de la campagne et de la forêt me plaisait beaucoup, et je n’avais absolument pas d’autres projets pour l’avenir que de rester là, reprendre la ferme après mon père et continuer ainsi sur les traces de mes ancêtres.
Ma vie a finalement basculé un soir, je m’en souviens encore, où un camarade m’a appelé pour me dire qu’il avait envie de reprendre des études, et il m’a demandé si je ne voulais pas l’accompagner. Comme moi, il était fils de cultivateur, et il avait arrêté sa scolarité à l’âge de 14 ans pour commencer à travailler dans un garage.
L’école qu’il proposait était un établissement pour adultes, situé sur une île du lac Mälar près de Stockholm.
Un bouleversement total! Partir à plus de 400 kilomètres de chez moi! Découvrir la capitale que je n’avais jamais eu l’occasion de visiter ! Vivre en internat! Reprendre des études!
Tout cela me paraissait tellement irréaliste, mais la pensée a fait son chemin, et finalement, j’ai accepté.
Et me voilà parti pour deux années intensives pour rattraper le niveau du brevet que j’ai obtenu en candidat libre dans un collège de Stockholm avant de rentrer chez moi et de m’inscrire au lycée de la ville de Nybro, une petite ville de la taille de Carhaix, et comme notre ville, une «ville à la campagne»!
Trois ans plus tard, j’ai bien réussi mon baccalauréat, aidé sans aucun doute par une motivation plus grande à cause de mon âge puis, après une pause d’une année pour accomplir mon service civique comme pompier à l’aéroport de Stockholm, j’ai commencé des études universitaires, quelque chose de totalement inconcevable dans ma pensée quelques années auparavant.
C’est quand même étonnant comment on peut soudain bifurquer et prendre un autre chemin dans la vie!»
Et quelques années plus tard, vos plans ont encore été bouleversés?
«Oui, en effet, ce n’était pas terminé. Après une licence de langues– anglais, français – et l’admission pour une année de pédagogie pratique, genre capes, la carrière de professeur de langues s’ouvrait tout naturellement. J’avais déjà fait plusieurs remplacements comme professeur de langues et cela me semblait être l’avenir le plus logique…
Mais encore une fois, un événement non prévu allait tout bousculer –et pour toujours!»
Vous êtes donc venu une première fois en Bretagne en juillet 1971.
Qu’est-ce qui vous y a mené? Quel était le but de votre visite?
«A l’époque, un jeune pasteur de notre église organisait des voyages dans différents pays d’Europe pour des rencontres entre jeunes chrétiens.
Il m’a proposé de me joindre à un groupe qui allait se rendre en Bretagne, au Centre Missionnaire de Carhaix…
Je connaissais à peine la Bretagne, mais la France était un pays qui me faisait un peu rêver! Alors, pourquoi pas! Ainsi, l’été 1971, je suis arrivé pour la première fois dans cette Bretagne qui allait devenir mon pays pour toujours! Bien sûr, je ne pouvais pas encore imaginer que j’allais rester là! Pour moi, c’était juste une visite, une rencontre qui allait durer une quinzaine de jours.
J’ai découvert les jolis paysages assez vallonnés contrastant avec le pays plat de ma région, j’ai entrevu les belles côtes bretonnes, mais ce qui m’a le plus marqué, c’est la découverte du Centre Missionnaire, où j’ai fait la connaissance d’un jeune pasteur du nom d’Yvon Charles, journaliste de profession, mais qui avait créé ce centre pour vivre et annoncer l’Évangile dans cette région du Centre-Bretagne, entouré d’une équipe d’hommes et de femmes engagés dans une vie de partage, d’entraide et de service. Tous bénévoles, vivant de leur travail comme tout le monde, mais consacrant leur temps libre dans ce travail en commun! Je n’avais jamais vu quelque chose de semblable! J’en fus littéralement bouleversé, ma vie chrétienne, ma foi, trouvèrent là une nouvelle dimension.
De nouveaux horizons s’ouvrirent soudain devant moi. Je suis reparti de cette rencontre avec plein de questions dans ma tête quant à ma vie et mon avenir… Je n’avais qu’une hâte: retourner en Bretagne l’année suivante. Et en juillet 1972, un autre séjour au Centre Missionnaire ne fit que renforcer ce que j’avais vécu l’année précédente.
Peu après, je devais commencer mon année de pédagogie pour définitivement entamer ma carrière de professeur, mais je n’arrivais pas à me décider. Je n’avais plus la certitude que c’était là mon chemin dans la vie.
En janvier 1973, j’ai eu l’occasion de revoir le pasteur Yvon Charles lors d’une rencontre de jeunes chrétiens en Suède, et je lui ai demandé s’il acceptait que je vienne passer quelques mois au Centre Missionnaire de Carhaix: un temps de réflexion et de prière avant de m’engager dans la carrière professorale. M.Charles a gentiment accepté, et à la fin du mois de janvier, je « débarquai » donc au Centre dans ma vieille Renault 8 pour ce que je pensais être un stage de quelques mois tout au plus…
Mais voilà ! 49 ans et demi plus tard, je suis toujours là!
Quel changement de direction, quel bouleversement de vie!»
Quels furent les débuts de cette nouvelle étape de votre vie en Bretagne? Quelles difficultés avez-vous connues?
«Je suis arrivé au mois de janvier, et je dois avouer que je n’ai jamais eu aussi froid que pendant mon premier hiver ici… alors que je venais d’un pays avec des hivers bien plus rigoureux. Mais chez moi en Suède, c’était un froid sec, ici j’avais l’impression que le froid pénétrait dans tout mon corps.
Je suis arrivé avec mes diplômes universitaires de Suède, mais en France, on ne m’a accordé que le niveau DEUG. Pour enseigner en France, il aurait donc fallu que je reprenne le chemin de l’université pour avoir « le niveau », puis que je passe le CAPES… avec, ensuite la forte probabilité d’être nommé en région parisienne, ou ailleurs, loin de la Bretagne!
Mais je n’étais pas venu faire une carrière de professeur en France. J’étais venu partager une vocation, un idéal de vie, dans le cadre du Centre Missionnaire.
Alors, j’ai renoncé à l’éducation nationale. Avec un ami, nous avons créé une petite imprimerie commerciale. En dehors de cela, j’ai également donné des cours particuliers d’anglais et de musique, et pendant un temps, travaillé «à mon compte» pour réaliser des imprimés en petit nombre, genre cartes de visite, faire-part divers, menus, dépliants, etc., jusqu’à la retraite que j’ai prise à l’âge de 65 ans.»
C’est aussi ici que vous avez eu la joie de fonder une famille?
Oui, en effet, c’est ici que j’ai rencontré celle qui allait devenir mon épouse: Claudine, une Parisienne dont la vie avait également été bouleversée lorsqu’elle avait connu ce Centre Missionnaire de Coatilouarn, où nous avons pu nous installer, dans cette petite commune rurale de Plounévézel, commune à dimension humaine, où mon épouse a travaillé comme institutrice pendant plus de 20 ans, et où nous nous sommes toujours sentis bien, au milieu d’une population accueillante et solidaire, comme j’ai appris à connaître les Bretons.
Déjà avant notre mariage, Claudine avait accueilli ses deux petites sœurs jumelles, Patricia et Sylvie, et nous nous sommes donc retrouvés à quatre dès le début de notre vie commune en 1977. Puis, en 1978, notre fille unique, Yannicka, est née. Elle habite actuellement à Gex dans l’Ain avec son mari et nos deux petites-filles. Hélas, après un grave accident de la route en 1979, mon épouse n’a pas pu avoir d’autres enfants, mais elle a pu vivre « normalement » et travailler presque jusqu’à l’heure de la retraite.»
Et près de 50 ans plus tard, quel bilan pouvez-vous faire, quelles ont été les joies et les peines, les regrets ou, au contraire, les satisfactions?
«En regardant ce demi-siècle en Centre-Bretagne, j’aimerais souligner le bonheur d’avoir pu, tout au long de ces années, dans les jours faciles, comme dans les jours difficiles – il y en a toujours dans une vie – partager joies et peines, dans une profonde unité de cœur.
Que de temps forts au sein des différentes activités du Centre Missionnaire: dans le scoutisme, au service des jeunes, pour les rencontres hebdomadaires et dans des camps en Bretagne, mais aussi dans les Pyrénées, le Massif Central, les Alpes… Que de souvenirs inoubliables de grands jeux, de veillées autour du feu, quelle joie d’avoir pu voir des générations de jeunes s’épanouir dans une vie saine au grand air, dans une camaraderie authentique…
Quel privilège aussi d’avoir pu participer, à ma place modeste, aux autres activités du Centre Missionnaire: les travaux dans notre petite exploitation agricole, l’édition des revues et journaux, l’accueil, à certains moments de l’année – à Pâques, au début du mois d’août– de tant de fidèles venus d’autres régions de France et de l’étranger, la formation de pasteurs venus en grand nombre depuis les débuts, notamment d’Afrique, accueillis gratuitement au Centre durant tout leur stage… et tant d’autres activités tellement enrichissantes.
Mais les années d’une vie passent vite. J’avais 27 ans lorsque je suis venu en Bretagne pour y rester, aujourd’hui j’en ai 76. Les souvenirs sont nombreux, et même si certains laissent des regrets –ce qui est le cas pour tous, je pense–je suis heureux du chemin parcouru, reconnaissant d’être encore là, désireux de rester fidèle jusqu’au bout du chemin.
Je pense aux paroles d’un chant que nous chantons parfois dans nos offices au Centre Missionnaire: «Il restera de toi ce que tu as donné, au lieu de le garder dans des coffres rouillés… » Si tous les hommes vivaient chaque jour dans le souci de laisser derrière eux une trace de lumière, je pense que nous vivrions dans un monde meilleur.»