Notre collaborateur Guillaume Keller analyse ces évolutions et en envisage les conséquences prévisibles. La troisième décennie de notre 21e siècle s’amorce sous de sombres auspices qui sonnent comme la fin de l’insouciance pour le vieux continent.
Le retour de la peur des grandes épidémies jusque dans les pays les plus riches, l’instabilité économique qui s’accentue, l’instabilité géopolitique culminant avec le retour de la guerre aux portes de l’Europe, des aléas climatiques en divers points du globe, marquent le début de cette nouvelle décennie. Comme toujours, ces fléaux s’accompagnent de leur contingent de maux: pénuries, inflation, incertitudes de l’avenir, risques de famines, etc.
Retour sur une situation que l’Europe pensait ne plus avoir à connaître et qui marquera immanquablement les modes de vie.Que ce soit à la pompe ou en remplissant son caddy de courses, chacun constate la diminution de son pouvoir d’achat face à l’augmentation des prix. La facture énergétique d’abord (+29% sur un an en mars 2022 selon l’INSEE), bientôt suivie par l’alimentation (+6% attendus fin juin), les produits manufacturés, et même les services (+2,3%)… et voilà l’inflation qui s’invite jusque dans les pays riches, avec pour la France une augmentation de +5,2% de l’IPC (Indice des Prix à la Consommation) sur 1 an en mai 2022 (INSEE). Allianz Trade estime ainsi que le budget alimentaire des Français augmentera de 224€ par personne en 2022 comparativement à 2021. Et pourtant, selon Aurélien Duthoit d’Alliance Trade, «les industriels du secteur agroalimentaire européen ont augmenté leurs prix de 14% depuis le début de l’année 2021», là où «les distributeurs de produits alimentaires n’ont en revanche augmenté leurs prix que de 6%».
L’inflation atteint donc des records, étant estimée à près de 5,5% en France pour juin 2022 (il faut remonter à 1985 pour retrouver des taux similaires), et continue de croître. A titre de comparaison, elle est à 7,5% sur la zone Euro selon Eurostat.
Pourquoi ces hausses…?
Les causes sont multiples. Mais la cause principale serait la reprise rapide de l’économie mondiale après les confinements et les fermetures temporaires d’entreprises et d’usines, dans un contexte où les chaînes d’approvisionnement sont encore perturbées. La guerre en Ukraine, la hausse de l’énergie, et quelques aléas climatiques venant amplifier le phénomène.
La hausse des prix des matières premières entraînant par effet «boule de neige» une augmentation de celui des produits transformés, et celle des énergies entraînant celui des transports.
La tendance haussière devrait se poursuivre à moyen terme puisque la Banque Mondiale prévoit qu’après une très forte augmentation des prix en 2022, l’inflation ralentisse en 2023 et 2024. Les prix resteraient cependant bien supérieurs au niveau de 2021 pour de nombreux produits (la viande aurait encore un surcoût de 8% par rapport à 2021, le pétrole de 13,6%, le blé de 17,5%, le gaz naturel de 38,5%, etc.). Précisons que si la guerre entre la Russie et l’Ukraine impacte le marché des céréales, c’est à ce jour principalement par spéculation. En effet, l’impact sur la production ne se fera sentir qu’en fin d’année (après les récoltes), et l’année suivante, s’il n’y a pas de semence cette année.
Pénurie sur divers produits...
Dans le même temps, des pénuries sont apparues sur divers produits. D’abord sur les matériaux de construction (bois, acier, vitrages, etc.), et sur les composants électroniques. Ces manques se sont ensuite étendus aux denrées alimentaires et autres produits du quotidien. Ainsi, l’huile (de tournesol notamment puisque 80% des exportations mondiales viennent de l’Ukraine et de la Russie) s’est raréfiée dans les rayons des supermarchés, bientôt suivie par la moutarde (en cause la sécheresse de 2021 au Canada, premier producteur mondial, qui voit sa production divisée par deux en deux ans), et par le café (suite à des gelées dévastatrices au Brésil)…
Le secteur de l’automobile, pas encore relevé de sa pénurie de semi-conducteurs, se voit confronté à un nouveau manque: les câbles électriques automobile dont plusieurs usines se situent en Ukraine.
L‘industrie du papier et de l’emballage connaît une pénurie de matière peu commune, et voit les prix s’envoler: +45% pour le papier, et même +80% pour le papier journal!
La liste serait longue s’il fallait tous les énumérer mais les conséquences se constatent au quotidien; certains rayons se vident, les délais des chantiers s’allongent, la durée de validité des devis se réduit drastiquement, etc.
L’alimentation conditionne l’indépendance des nations
Ces crises à la fois successives et simultanées vont impacter (durablement?) les modes de vie et les stratégies.
Les états prennent conscience que la souveraineté et l’autonomie alimentaire forment un pilier essentiel de l’indépendance d’une nation, et les entreprises constatent la fragilité des chaînes d’approvisionnement. Les uns et les autres appellent à la relocalisation des productions.
A leur échelle, entrepreneurs et consommateurs mettent en place des stratégies de contournement. Par exemple, face aux difficultés d’approvisionnement d’emballages, le «vrac» ou encore la «consigne» s’affirment, comme par exemple les producteurs de vin qui réinstaurent les bouteilles de verre consignées (plusieurs grands verriers étant en Ukraine, et la fabrication du verre consommant beaucoup de gaz).
Côté consommateur, le cabinet NielsenIQ note que la pandémie a ancré les pratiques de e-commerce, quand dans le même temps de plus en plus de nos compatriotes sont portés sur les achats de proximité. D’aucuns prédisent alors la fin des grandes surfaces ou leur mutation en centres commerciaux formés de petites boutiques plus «locales».
Pierre-Nicolas Schwab, docteur en marketing et directeur de l’agence IntoTheMinds, estime d’ailleurs que d’ici à 5 ans, les commerces physiques auront perdu la moitié de leur niveau de fréquentation par rapport aux années 2000.
Circuits courts… et « consommer local »…
De même les circuits courts sont plébiscités, écologie, traçabilité et volonté de «consommer local» obligent.
Ces deux tendances se rejoignent d’ailleurs avec le développement des plateformes en ligne rapprochant producteurs et consommateurs…
Poussant encore plus loin, nombreux sont ceux qui (re)découvrent le jardin potager, voire le petit élevage (poules, lapins…), que ce soit pour un motif économique ou pour maîtriser ce qui «arrive dans l’assiette»!
De plus en plus de consommateurs se tournent également vers la seconde main. Que ce soit par indisponibilité du neuf (comme pour le marché des véhicules qui accusait en avril une baisse de 22% en un an) ou en raison du prix. Et qui dit occasion dit souvent entretien et réparation.
Pour d’autres, la stratégie sera le report vers des produits de gamme inférieure, voire pour certains, des arbitrages plus fondamentaux (réduire les dépenses pour se chauffer, se nourrir, se soigner…) qui risquent de se compliquer en automne et hiver.
« Un retour aux sources… »
Alors, entre la relocalisation des productions, le retour des consignes ou du vrac, le petit commerce, un peu de stock plutôt que le «flux tendu», la réparation plutôt que le jetable, le retour du potager voire du petit élevage personnel, le circuit court…, ne sommes-nous pas en train d’inventer (ou de revenir) à un système que nos grands-parents connaissaient bien? Cette crise ne nous dit-elle pas qu’un «retour aux sources» est nécessaire et que, le modèle passé, longtemps décrié, avait finalement du bon (sens)!
Guillaume Keller