«Réalité Virtuelle» (!), «Réalité Augmentée», «Cryptomonnaie» et autres virtualités ont fait leur apparition dans le langage courant et s’imposent de plus en plus souvent dans l’actualité. Le développement et la démocratisation de l’utilisation des nouvelles technologies durant la crise du Covid19 ont accéléré l’artificialisation de la société, y compris dans des secteurs (parfois très lucratifs!) où on ne les attendait pas.
Un nouveau «web 3.0» se développe, principalement basé sur les «blockchains» (technologie de transfert et de stockage de données réputée infalsifiable) et les NFT (Non Fungible Token, ou certificats numériques d’authenticité et d’unicité).
Les secteurs de l’art, de la mode, et du luxe notamment, y ont décelé une opportunité économique et ont donc misé sur les technologies de «Réalité Virtuelle» et de «Réalité Augmentée» pour en profiter. Par l’oxymore «Réalité Virtuelle», comprenez un monde immersif entièrement virtuel où tout se passe entièrement sur écran ou dans un casque 3D. A contrario, la «Réalité Augmentée» intègre dans le monde réel une part de virtualité (objets ou personnages virtuels par exemple) qui n’est visible qu’au travers de lunettes spécifiques ou via son smartphone ou sa tablette connectée.
9 500$ la robe numérique…
Ces œuvres ou ces produits ont généralement un prix de vente initial très attractif, mais les enchères montent très vite quand la spéculation ou un phénomène de mode crée l’engouement.
Voici quelques exemples: en mai 2021, un sac virtuel de la maison Gucci s’est vendu au prix de 3 600€ sur une plateforme de jeux vidéo, soit près de 70% plus cher que dans le monde réel!
La première robe 100% virtuelle s’était vendue à 9500$ fin 2019.
L’acheteur américain déclarait, satisfait: «Dans dix ans, tout le monde s’habillera avec de la mode numérique […] c’est un souvenir exceptionnel, un signe des temps.»
De nombreuses maisons du luxe ou de mode ont ainsi investi l’univers des jeux vidéo pour y vendre leurs produits (virtuels) afin d’habiller vos personnages de jeux ou votre avatar. On peut ainsi citer par exemple des marques telles que Valentino, Marc Jacobs, Ralph Lauren, Balenciaga, ou encore Louis Vuitton…
Quand Nike investit dans les baskets virtuelles
Dans le même temps, Nike achetait une start-up de fabrication de chaussures virtuelles, pour produire des séries limitées vendues dans les 6000€ pièce (Nike se plaçant ainsi dans la gamme du luxe digital).
Les avatars, une image mise à la place de la photo de profil sur les réseaux sociaux, sont également une cible de choix et un véritable filon pour les NFT. Certains se sont vendus à des millions d’euros!
Des marques telles que L’Oréal ou Dior vous proposent même des gammes de produits virtuels pour maquiller vos avatars…
Une image de singe à 3,4 millions de dollars
Un des exemples qui illustre le mieux ce phénomène est celui des «Singes blasés» du «Bored Ape Yacht Club». Ce sont 10000 images de têtes de singes ayant chacune un NFT correspondant, prouvant que le possesseur a bien l’image authentique et non une copie.
Le démarrage de la mise en vente le 23 avril 2021 pour environ 200€ l’unité est jugé poussif, mais un influenceur tweete à leur sujet. Tout s’emballe alors et en quelques jours la collection est vendue (les créateurs perçoivent 2 millions de dollars), et les fameux singes deviennent un phénomène de mode chez les célébrités, un signe extérieur de richesse et un symbole de prestige.
L’image la plus chère est revendue à 3,4 millions de dollars en octobre 2021. Les transactions de la collection représenteraient environ 1 milliard de dollars.
Face à ce succès, les Bored Apes créent leur cryptomonnaie (l’Ape Coin) puis annoncent la création d’un futur jeu vidéo (Otherside). 55000 parcelles de terrains virtuels du futur jeu vidéo sont mises en vente. Elles seront vendues en quelques minutes pour un total de 320 millions de dollars!
Une ruée vers l’or virtuelle
Malgré quelques limites techniques, ou le risque de bulle spéculative (selon l’Assureur Hiscox, 82% des acheteurs espèrent un «retour sur investissement»), les NFT n’en demeurent pas moins un nouvel Eldorado et une ruée vers l’or (virtuelle) des temps modernes aux yeux de nombreuses entreprises!
Selon une étude de la Banque Morgan Stanley, les NFT pourraient élargir le marché du luxe de 10% dans les 8 ans à venir, et augmenter ses bénéfices de 25% (50 milliards de dollars)!
Le poids du marché mondial de ces univers virtuels aurait été de près de 31 milliards de dollars en 2021, et serait multiplié par 10 dès 2024 selon le portail allemand de statistique Statista!
Si certains NFT se vendent pour des fortunes (le plus cher au monde s’est vendu pour 69,3 millions de dollars), beaucoup d’entreprises écoulent des produits virtuels à bas prix mais dans de plus gros volumes, notamment dans le monde du jeu vidéo (des millions d’utilisateurs quotidiens).
La progression du marché global des NFT aurait été de près de 140% entre 2019 et 2020 selon Statista. En 2021, il aurait représenté 41 milliards de dollars.
Mark Zuckerberg affirmait que bientôt «vous aurez une garde-robe virtuelle pour différentes occasions»…
Le virtuel, une drogue dure?
Mais la «Réalité Virtuelle» et la «Réalité Augmentée» rendent de plus en plus poreuse la frontière entre le virtuel et le réel. Grâce à la «Réalité Augmentée», vous pouvez désormais «essayer» virtuellement des vêtements, chaussures, montres, etc., et ainsi vérifier leur taille, leur forme, et bien sûr votre look!
Le professeur Laurence Devillers explique que «lorsqu’on est dans un monde immersif, on peut perdre ses repères et avoir des troubles cognitifs. Il est impossible de savoir comment le corps et le cerveau vont s’habituer.»
Et Michael Stora, psychologue, d’alerter sur les conséquences psychologiques de cette «mise en scène de soi» qui pourrait faire augmenter les phobies sociales. «Il y a une forme de décompensation quand vous revenez dans le monde réel, que vous quittez l’univers virtuel où vous êtes léger et libéré des contraintes du corps…» Une «décompensation» qui serait comparable au «retour sur terre» après une dose de drogue dure…
«Mais le roi est nu!»
Malgré ces sonnettes d’alarme, le développement des NFT va probablement se poursuivre tant les perspectives de gains sont importantes, et tant Goscinny voyait juste quand dans Obélix et compagnie, Caius Saugrenus déclare à Jules César: «les gens achètent […] ce qui rend jaloux leur voisin… Voilà le créneau qui nous intéresse!»
Cependant, nous pourrions entendre la voix d’Hans Christian Andersen nous susurrer: «Souvenez-vous des habits neufs de l’Empereur»!
Il écrivit en effet, il y a bien longtemps, un conte dans lequel un roi vaniteux et épris de son image fut victime de deux escrocs auxquels il donna de pleins coffres d’or pour avoir un habit taillé dans ce tissu que «seuls les intelligents pouvaient voir», et dont personne n’osait dire qu’il ne le voyait pas, de peur de passer pour un sot… jusqu’à ce qu’un enfant s’écrie: «Mais le roi est nu!».
Le roi retint la leçon et à compter de ce jour, il occupa son temps et ses ressources à la bonne gestion de son royaume. Les habits étaient virtuels, mais l’or dépensé était bien réel… M. Andersen était sans doute un visionnaire… Avec ceux qui ont des difficultés à «boucler les fins de mois», disons: puisse la fin du conte se réaliser aussi!
Guillaume Keller