Tremblant d’émotion, il regarde le Japonais âgé et amaigri s’avancer vers lui. Immédiatement, il le reconnaît, il sait qu’il se trouve là face à son ancien tortionnaire, face à l’homme qui, plus que n’importe quel autre, incarne la cruauté des bourreaux et rappelle les souffrances inouïes endurées dans les camps de prisonniers japonais durant la Deuxième Guerre mondiale, l’homme dont le souvenir a hanté ses rêves pendant des dizaines d’années et dont il a tant de fois voulu se venger. Le Japonais reconnaît également l’ancien prisonnier écossais, victime de tant de cruauté sous ses yeux. Une cinquantaine d’années les sépare de ce passé douloureux, mais ils n’ont rien oublié. L’un comme l’autre ont voulu cette rencontre, le premier pour assouvir sa vengeance, le deuxième pour soulager sa conscience en demandant pardon. La tension est à son comble.
L’Écossais s’appelle Eric Lomax. Prisonnier de guerre des Japonais durant la Deuxième Guerre mondiale, il a vécu des moments terribles qui ont laissé de profondes blessures dans sa chair et dans son âme.
«Un jour, je te retrouverai et je te ferai payer!»
Avec 600 autres malheureux, le jeune lieutenant est envoyé en Thaïlande, dans la petite ville de Ban Pong, à 80 km de Bangkok. Entassés dans des huttes de bambou près des rivières en crue, les prisonniers souffrent terriblement. Affamés et affaiblis, ils doivent pourtant travailler dur. En février 1943, transférés dans le village de Kanchanaburi, ils doivent notamment participer à la construction d’un pont sur la rivière Kwaï, pont bien connu, dont le but principal est de permettre une liaison par voie ferroviaire pour transporter des troupes japonaises en Birmanie et ensuite vers l’Inde.
Surpris alors qu’il cachait un récepteur radio, fabriqué sur place par quelques prisonniers ingénieux et suspecté aussi d’avoir dessiné une carte des environs à partir de quelques documents et cartes trouvés dans des bureaux du camp, Eric Lomax est soumis à des interrogatoires serrés, subit des actes de torture qui lui laissent des traces toute sa vie.
C’est durant les interminables audiences qu’Eric Lomax fait la connaissance de Takashi Nagase, un jeune Japonais, étudiant en anglais, dont le rôle est plutôt celui d’interprète mais qui pour Eric incarne toute la brutalité des bourreaux, personnifie toutes les atrocités dont il est victime. La dernière fois qu’ils se voient avant qu’Eric soit transféré dans un autre camp, il s’imprègne bien de son image afin de ne jamais l’oublier, en se disant: «Un jour, je te retrouverai et je te ferai payer!»
Miraculeusement, Eric Lomax échappe à la mort. A la fin de la guerre, après un temps de convalescence en Inde, il regagne la Grande-Bretagne, essaie tant bien que mal de refaire sa vie. Mais les souvenirs le poursuivent, une haine profonde le ronge. Des douleurs lancinantes lui rappellent constamment ce qu’il a subi. Souvent, la nuit, il se réveille en hurlant, en proie à des cauchemars effrayants.
Hanté par l’image du prisonnier écossais
Takashi Nagase, le Japonais, continue son service jusqu’à la fin de la guerre. En juin 1946, il regagne le Japon et sa famille. Chez lui aussi, la guerre a laissé des traces qui rendent la vie amère. Même s’il a oublié le nom du prisonnier écossais, son image continue à le hanter. Durant cette guerre, Takashi avait voulu fidèlement servir son pays, mais maintenant les questions s’accumulent, les remords sont là. Comment avait-il pu participer à tant de supplices, à tant d’actes de cruauté?
Un immense sentiment de culpabilité l’envahit, une dépression profonde le pousse vers des pensées suicidaires. Atteint de tuberculose, il est hospitalisé à plusieurs reprises, mais ce n’est pas sa maladie qui le préoccupe, c’est sa conscience qui le travaille. Il n’a qu’un désir: retrouver le prisonnier écossais pour lui demander pardon.
Les années passent. Eric Lomax s’enferme dans le mutisme tout en cherchant comment retrouver son bourreau. Finalement, c’est en octobre 1989 qu’un ami lui montre un article qu’il a trouvé dans un journal japonais, où l’on raconte l’histoire de Takashi Nagase qui a écrit un livre sur ses expériences durant la guerre. Il mentionne tout particulièrement sa rencontre avec un prisonnier écossais torturé devant ses yeux et avec son assentiment. La photo accompagnant l’article montre un homme âgé de 71 ans. Eric le reconnaît immédiatement.
«Je l’ai retrouvé, s’écrie-t-il devant son épouse, je ne sais pas ce que je vais faire maintenant, mais j’aimerais serrer mes mains autour de son cou.»
Le face à face où tout se joue!
Son épouse, cherchant une issue pacifique, lui suggère alors d’écrire une lettre, mais il refuse. Finalement, c’est elle qui écrit un bref message où elle décrit les souffrances de son mari. La réponse est rapide:
«Dans mes prières, j’ai souvent espéré avoir la chance de revoir votre mari pour obtenir son pardon.»
Mme Lomax l’invite alors à une rencontre sur les lieux mêmes où les deux hommes se sont rencontrés il y a tant d’années.
«Il n’est pas acquis d’avance qu’il arrive à vous pardonner, écrit-elle, en ajoutant toutefois: Peut-être le temps de la réconciliation est-il arrivé pour deux hommes dont l’histoire est restée si intimement mêlée au cours de toutes ces années…»
Et ainsi, le 21 mars 1993, M. et Mme Lomax prennent l’avion pour Bangkok et poursuivent vers Kanchanaburi par le train. La tension est extrême.
Dans une première rencontre, Nagase, serrant la main de l’ancien prisonnier, exprime sa profonde tristesse et demande pardon. Eric élude la question du pardon mais accepte qu’ils se revoient. Pendant trois jours, les deux hommes visitent ensemble les lieux si chargés de souvenirs, puis Eric et son épouse acceptent d’accompagner M. et Mme Nagase jusqu’à Tokyo.
Et c’est là, dans une chambre d’hôtel, avant de se séparer qu’Eric tend à son ancien bourreau une lettre qu’il a écrite la nuit précédente et où il accepte finalement la demande de pardon de Nagase.
«La haine, conclut Eric Lomax, est un combat sans issue, il faut un jour y mettre un terme!»
Comme il écrit dans son livre «Les larmes du bourreau», paru en 1995: «Je n’ai jamais oublié le chemin de fer de cauchemar que, prisonnier des Japonais, j’ai dû construire entre la Birmanie et le Siam. Je n’ai jamais oublié mes 250000 camarades tombés pendant cet enfer. Je n’ai jamais oublié ces années d’abandon, de détresse, la voix et le visage de ce jeune officier japonais qui menait les interrogatoires. Je n’ai jamais oublié pendant cinquante ans. Ce fut ma force et mon calvaire… jusqu’au jour où j’ai retrouvé Nagase Takashi et découvert le pardon de l’impardonnable. »
(Histoire authentique présentée par A.A, en collaboration avec C.A.)