Impossible de stopper à temps l’immense train de marchandises qui entre dans la ville de Lafayette (Indiana)…
Les 96 wagons lourdement chargés sont tirés par une locomotive super-puissante qui, à elle seule, pèse 185 tonnes. Le poids total du convoi se situe autour de 6200 tonnes.
Robert Moor travaille comme conducteur de trains depuis 23 ans. Il sait par expérience qu’une grande prudence s’impose, notamment en traversant des villes aux nombreuses intersections avec des rues animées, et il fixe avec attention les rails devant lui. La ville de Lafayette est particulièrement redoutable. Sur cinq kilomètres, il y a en effet 24 croisements avec des passages à niveau.
Il est 13h45 et son seul compagnon, le mécanicien Rod Lindley, est en train de préparer le repas des deux hommes qui sont partis à 7 heures du matin, ce 12 mai 1998.
Agir, c’est prendre un grand risque…
C’est là que, soudain, à la sortie d’une courbe, le conducteur aperçoit une forme vague sur la voie ferrée. Il pense donc d’abord que c’est un chien et donne quelques coups d’avertisseur pour le chasser, mais rien ne bouge.
Afin de pouvoir concentrer son attention sur cet objet qui l’intrigue, il demande à son collègue de prendre momentanément les commandes tandis que lui-même continue à scruter les rails.
Alors que le train se trouve à une centaine de mètres de l’objet, il sursaute. Ce qu’il aperçoit sur les rails n’est pas un chien, ni un objet quelconque, c’est un tout petit enfant, assis sur le ballast et qui sera heurté par le train si rien n’est fait.
Freiner à bloc ce lourd convoi est imprudent. Sortant d’une courbe, le risque est grand qu’il déraille. Et comme plusieurs wagons contiennent des produits qui pourraient exploser en cas de choc, notamment du gaz propane, les conséquences pourraient être très graves.
Mais là, le mécanicien aux commandes doit prendre une décision immédiate. Il ne peut pas ne rien faire. Agir, c’est prendre un risque, il en est très conscient, mais ne rien faire serait inadmissible.
Il sait que même en freinant à bloc, le train, poussé par ses 96 wagons ne pourra pas s’arrêter à temps. Il faut au moins 150 mètres pour l’immobiliser. Or, l’enfant se trouve maintenant à une quarantaine de mètres.
Seule possibilité: repousser l’enfant d’un coup de pied
Malgré le risque de déraillement, il actionne les freins et en même temps le klaxon. Dans un bruit strident, le freinage produit une série de chocs : les wagons se percutent mais le train ne déraille pas. Il ralentit, mais ce n’est pas encore suffisant.
Pendant que son collègue reste cramponné aux commandes, Robert Moor prend une décision rapide. Il ouvre la portière du train en marche, descend sur une passerelle étroite qu’il suit vers l’avant de la locomotive qu’il contourne pour se retrouver du même côté que l’enfant sur le ballast.
Il sait qu’il ne peut pas sauter du train pour courir vers l’enfant. Malgré le freinage, le train avance à environ 25 km/h.
Dans sa tête, il a rapidement conçu un plan. La seule chose qu’il pourra faire, c’est tenter de repousser l’enfant d’un coup de pied juste avant que le chasse-pierres ne le heurte. Pour réussir, il doit s’étirer au maximum tout en s’accrochant à la passerelle et réussir du premier coup. Il n’aura pas une deuxième chance.
Les yeux rivés sur le petit enfant qui soudain se lève, il allonge sa jambe droite juste au moment où la locomotive passe, le poussant d’un coup de pied léger. Puis il saute lui-même sur le ballast, s’élance vers l’enfant en pleurs qu’il prend dans ses bras pour le rassurer.
« Non ! Ne me dites pas que c’est mon bébé ! »
C’est une fillette. En dehors de quelques coupures et éraflures, elle n’est même pas blessée.
Le train s’est enfin immobilisé. En levant les yeux, Robert Moor aperçoit, dans la rue toute proche, des véhicules de secours qui arrivent déjà sur place, alertés par un voisin, qui a entendu les sirènes. Les ambulanciers conduisent l’enfant vers l’hôpital pour un examen de contrôle.
Soudain, le conducteur du train voit une femme surgir, en hurlant : « Non ! Ne me dites pas que c’est mon bébé ! »
Rassurée, elle peut alors raconter comment Emily, sa petite fille de 19 mois, avait momentanément échappé à sa vigilance, alors qu’elle jouait paisiblement pendant que sa mère était occupée à planter des fleurs autour de leur maison, située à proximité de la voie ferrée. C’est en entendant les sirènes du train qu’elle s’est soudain aperçue que sa fillette avait disparu. Ne la trouvant nulle part, elle a alors couru vers la voie ferrée, craignant le pire.
Voyant que sa fille est hors de danger, en route vers l’hôpital juste pour soigner quelques coupures à la tête, une lèvre enflée et un examen de routine, elle fond en larmes.
Robert Moor, 48 ans, qui a lui-même quatre enfants, raconte au Los Angeles Times comment il était tellement absorbé par le petit enfant sur le rail et la nécessité de faire tout ce qu’il pouvait pour le sauver, qu’il ne se souvient même pas comment il a procédé, comment il est sorti du train et a descendu les marches pour suivre cette petite passerelle qui longeait la locomotive.
« Je ne me souviens même pas que le mécanicien a déclenché l’avertisseur sonore. Toute mon attention était concentrée sur le petit enfant. Je ne me considère pas comme un héros, dit-il, j’ai fait ce que tout le monde aurait fait. »