«Jusqu’à peu avant la Seconde Guerre mondiale, le trafic était vraiment développé, il y avait beaucoup de trains à partir de Carhaix qui était le centre d’une étoile de lignes. Les ateliers étaient le plus grand centre de réparation du matériel en voie métrique de France.

Près de 600 personnes travaillaient au quotidien ici. Cela a grandement contribué au développement de la ville de Carhaix, et des quartiers entiers se sont créés tel celui de la rue du Maroc…»

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«Train, gare, cheminots…», ces quelques mots suffisent à évoquer l’univers, la «vie du rail», méconnus, un peu mystérieux ou véritable passion… synonymes de voyages pour les uns, de progrès techniques et de luttes sociales pour d’autres…

Que s’y ajoutent «locomotive et vapeur» et défilent alors à nos yeux les images du légendaire train que l’on entend siffler et crisser dans un panache blanc ou gris à travers le paysage d’un Far West américain ou breton!

Pour Étienne Courouve, sur les traces de son grand-père, de son père et de son frère aîné, tout cela représente une belle partie de sa vie, comme il nous l’a expliqué en gare de Carhaix, à l’étage de la maison des «Amis du Réseau Breton», association à laquelle il consacre avec bonheur beaucoup de son temps libre de jeune retraité.

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Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis lorrain d’origine et j’ai longtemps habité la ville de Metz.

Mon grand-père, mon père et mon frère étaient cheminots. J’ai toujours baigné dans cet univers que j’aimais beaucoup, même si dans un premier temps, j’ai fait le choix de devenir chauffeur routier à l’international puis formateur avant de «revenir» au rail, conducteur de train dans le Grand Est.

Quand l’opportunité professionnelle de venir en Bretagne s’est présentée, je n’ai pas hésité! J’allais retrouver la région, la petite ligne de train qui m’emmenait chaque été au pays de mes vacances dans le penty que mon père avait acquis à Spézet…

A 12 ans, fier mais peu rassuré, j’avais pris seul le train, traversant la France pour y venir. Nos voisins agriculteurs étaient devenus des amis, j’avais prévu de passer les journées à les aider à la ferme en attendant que mes parents arrivent à leur tour…

A la retraite depuis un peu plus d’un an maintenant, je pense que je ne quitterai plus la Bretagne. J’ai d’ailleurs attiré la famille, mes filles sont venues s’y installer avec mon petit-fils, à qui je vais avoir le plaisir d’accorder plus de temps…»

Vous avez été durant de nombreuses années chauffeur routier; quel était alors votre quotidien ?

«Quand, à l’époque, la question de mon orientation s’était posée à la table familiale, j’avais surpris mon père en déclarant que je voulais être chauffeur routier. Il a respecté ce choix tout en me demandant de passer le concours de la SNCF. Je l’ai fait, avec succès… mais j’ai maintenu mon idée initiale et après ma formation dans une école de transport en Champagne, j’ai ainsi, pendant 18 ans, conduit des poids lourds sur les routes nationales et internationales.

Dans la grande entreprise de transport frigorifique qui m’avait embauché, je ne faisais que de l’étranger, partant à la semaine, sur l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, la Suisse, le Danemark, la Finlande, l’Irlande…

Et à l’époque, il y avait encore les frontières! J’ai connu Berlin Est, nous traversions la frontière pour faire notre livraison avant de regagner l’Allemagne de l’Ouest…

J’ai peu voyagé dans le sud parce que je n’apprécie pas trop la chaleur!

Mais c’était toujours un plaisir de partir et un bonheur de conduire un camion: c’est un travail qui me plaisait beaucoup! Que de bons moments sur la route… et il y a aussi ce côté aventureux… Après la livraison, quand nous devions rester sur place le week-end, nous avions tout loisir de visiter l’endroit, de rencontrer des personnes, avant de reprendre la route le lundi.

Par contre, il est vrai que, un peu comme pour les marins, sur le plan de la vie familiale, ce n’est pas toujours facile… C’est un rythme de vie qui convient mieux aux célibataires, mais cela ne m’a pas empêché de fonder une famille et d’avoir deux enfants…»

Vous avez choisi de devenir formateur, pourquoi ? Est-ce un secteur qui peine à attirer de jeunes recrues ?

«L’entreprise comptait 420 chauffeurs, pour lesquels étaient régulièrement organisées des sessions de formation obligatoires. Cet aspect m’intéressait beaucoup aussi. J’ai fait des demandes en ce sens, mais comme elles n’ont pas abouti, je me suis tourné vers des centres de formation de conduite pour professionnels, ECF.

J’ai passé le brevet de moniteur d’auto-école, qui me permettait de former des jeunes à la conduite de voiture et de moto. De plus, avec l’expérience de la route, les divers permis et le diplôme de chauffeur routier de transport que je possédais, je pouvais devenir formateur et dispenser des cours en salle.

J’ai effectué un stage dans un établissement ECF de Strasbourg. Puis, un nouveau centre ECF s’ouvrant à Nancy, j’y ai été affecté. Pendant six ans, j’ai formé là des jeunes pour l’obtention de permis et de titres de transport en commun et de transport de marchandises.

Chauffeur routier est un métier qui attire toujours. Ce n’est pas un métier facile, mais il est facile d’accès et il a un avenir avec beaucoup de postes à pourvoir…

Quand je suis arrivé, l’on me disait déjà que ce n’était pas la bonne période. Pourtant j’y ai très bien gagné ma vie! Je vivais quasiment de mes frais de déplacement, mettant de côté presque tout mon salaire, dans la perspective de construire une maison pour ma petite famille. 

Les temps ont changé, c’est sans doute un peu différent aujourd’hui…»

Vous avez finalement décidé de devenir «cheminot»: comment cette aventure a-t-elle commencé ?

«Comme je l’ai dit auparavant, je suis issu d’une famille de cheminots, tous des «roulants», et j’ai toujours gardé un œil sur le ferroviaire…

Un jour, mon frère m’a expressément invité à venir partager avec lui un dernier voyage à ses côtés dans le train, avant qu’il ne prenne sa retraite…

En arrivant sur Nancy, au triage de Champignol, alors que je m’étonne d’y voir stationnées des machines anglaises, mon frère m’explique qu’effectivement, suite à l’ouverture à la concurrence au niveau du fret, une compagnie ferroviaire anglaise s’installe. Et en plaisantant, il me suggère de présenter rapidement ma candidature puisqu’ils recrutent des conducteurs!

Je l’ai fait! Je me suis présenté à une journée de recrutement, j’ai été sélectionné et me voilà parti pour une série de tests (psychologiques, médicaux, pratiques, etc.) dans les bureaux de la RATP à Paris.

J’ai été retenu et engagé dans une sérieuse formation théorique et pratique de neuf mois, ponctuée d’examens de plus en plus difficiles, et à l’issue de laquelle nous devions passer ce qui, dans notre jargon ferroviaire, s’appelle notre «train d’essai». Un inspecteur vous suit tout au long du voyage, vous observe conduire, vous questionne…

Je me souviendrai toujours de ce «train d’essai»: je suis parti à 6 h du matin et j’ai dû rentrer à 22 h le soir! Tant d’anomalies se sont succédé, que l’inspecteur a reconnu que je n’avais peut-être pas encore tout vu… mais presque!

Les aléas font partie du quotidien du conducteur de train!»

Quelles circonstances ont conduit vos pas du Nord de la France à la gare de Carhaix ?

«Dans le ferroviaire, la France est divisée en 4 parties, plus une 5e qui est Paris. Et nous sommes toujours affectés sur une zone. Moi, habitant alors Nancy, j’étais affecté sur la zone Grand Est. Je n’aurais jamais été à Bordeaux, Angoulême ou Nantes…

Dans l’Est, les conducteurs étaient nombreux, alors qu’un peu partout en France il y avait des besoins, ils ont donc demandé du détachement. Quand j’ai vu Lamballe parmi les villes qui recherchaient du personnel, au grand étonnement des collègues, je me suis tout de suite porté volontaire. L’idée du retour en terres bretonnes me mettait le sourire aux lèvres!

La première fois que je suis venu, tout petit, en Bretagne, le train m’avait emmené jusqu’à la gare de Pont-Triffen!

J’ai travaillé un an et demi à Lamballe avant d’apprendre qu’il manquait des conducteurs sur la ligne Carhaix-Guingamp-Paimpol. Il me restait une dizaine d’années à effectuer: terminer ma carrière sur la ligne des vacances de mon enfance était pour moi une aubaine!

J’ai postulé, puis quelque peu négocié mon arrivée, parce que je savais qu’ici, au niveau financier j’allais perdre un peu de salaire, mais qu’en même temps, j’allais tellement gagner en qualité de vie!

Comme il ne s’agissait que du transport de voyageurs, et sans train de nuit, les services commençaient à 5h30 le matin pour terminer au plus tard à 22h00 ou 22h30, ce qui signifiait tous les soirs à la maison!

Une ou deux fois par mois, il nous fallait cependant aller sur Paimpol. Ce qui imposait, dans le langage du conducteur de train, des «découchers», c’est-à-dire qu’il faut rester dormir sur place. Nous assurions le dernier train de Guingamp à Paimpol, nous passions la nuit à Paimpol pour faire le premier train de Paimpol à Guingamp le lendemain matin.

Mais, selon la conception de toutes les gares françaises, Paimpol dispose d’un «corps de garde», petite maison destinée à accueillir pour la nuit les cheminots qui doivent rester se restaurer et dormir sur place.

Pour cette dernière grande étape, je suis donc arrivé à Carhaix en juillet 2014 et j’ai terminé ma carrière le 31 mai 2023, il y a un peu plus d’un an.»

«Les roulants» ont eu et sans doute, ont encore une vie troublée, rythmée par le service…

Lever avant l’aurore souvent, manquant des repas, retour à la maison à des heures parfois tardives…

La vie quotidienne du chauffeur de train ou conducteur d’autorail, du contrôleur… était perturbée et celle de sa famille également !

La santé s’en trouvait souvent altérée…

Qu’en était-il hier ? Et qu’en est-il aujourd’hui ?

«Suite aux problèmes de santé causés par ce rythme de vie particulier, ces repas manqués ou trop décalés, mon père qui était «roulant» a dû renoncer à conduire…

Et à l’époque de la vapeur, les conséquences sur la santé étaient plus graves encore: à de la fatigue physique et mentale, s’ajoutait le problème du mélange de la vapeur, des fumées et des poussières de charbon… Les poumons et les bronches étaient mis à rude épreuve!

La température dans la cabine est extrêmement élevée, elle avoisine les 50 degrés malgré les côtés ouverts! Et quand le cheminot sort la tête pour prendre l’air à la fenêtre, qu’il doit régulièrement descendre s’occuper de la machine ou sur les points d’arrêt de ravitaillement, la différence de température est saisissante.

C’était vraiment un métier particulier!

Les derniers conducteurs de train vapeur étaient appelés les «sénateurs» parce que leur rémunération avoisinait celle des sénateurs. C’étaient les derniers… ils étaient respectés!

Nous, sur «la vapeur du Trieux», nous le pratiquons «en touriste», bien loin des conditions de l’époque et sur un parcours de seulement 17 km…

L’arrivée de l’autorail à moteur diesel a considérablement amélioré le confort des conducteurs, comme des voyageurs d’ailleurs! On en doit le principe à Michelin qui a eu l’idée de « mettre » un autocar avec des pneumatiques sur les rails, tout un système qui permettait de diminuer le bruit… On les a de ce fait appelés « michelines », autorails ou automoteurs parce qu’ils sont autonomes. Ce sont des trains « complets », qui peuvent circuler par eux-mêmes, sans avoir besoin de machines pour être tirés sur les rails…

Mais les progrès techniques n’en sont pas restés là, les équipements des trains ont continué à s’améliorer et les conditions de travail des cheminots par la même occasion!»

Avant que le train ou l’autorail stationne en gare attendant les passagers, le chauffeur était au travail depuis parfois longtemps… préparations au dépôt, vérifications, etc.

Est-ce toujours ainsi ?

«Au temps de la vapeur, le chauffeur qui avait la responsabilité de la mise en service de son engin, devait s’activer deux bonnes heures avant le départ. Il s’occupait de toutes les vérifications et des graissages. Sur ce type de machine, il n’y a pas de roulement, uniquement des coussinets en bronze: tout ce qui est articulé, tout ce qui est en mouvement devait être à chaque fois graissé. Le mécanicien, maître à bord, pouvait arriver sur la machine prête, lui faisant confiance.

Aujourd’hui ici à Transdev Rail, il faut compter 10 minutes pour la prise de service, s’assurer des documents, de son emploi du temps, etc., et 20 minutes pour faire la préparation courante de l’engin moteur, soit une demi-heure en tout.»

En quoi consiste le travail d’un conducteur de train au XXIe siècle ? Quelles similitudes et différences avec le chauffeur routier ?

«Le chauffeur routier, tel que je l’ai connu, a sa mission à la semaine avec la liste de ses clients et son plan de travail.

Il a la responsabilité de la préparation du camion, de son entretien: l’eau, l’huile, les pneumatiques, l’éclairage, et sachant qu’il va partir pour au moins 4, 5 jours, il veille à avoir un équipement de rechange au cas où des réparations seraient nécessaires. Pour de grosses pannes mécaniques, le recours à un garage est inévitable.

Il effectue parfois le chargement et l’arrimage lui-même et doit quoi qu’il en soit procéder à son contrôle. Comme je travaillais dans le transport frigorifique, pour moi il s’agissait du contrôle des températures tout au long des voyages, veillant toujours à acheminer la marchandise en bonne et due forme au client.

Il doit aussi faire attention à respecter les contraintes horaires: 9 heures de conduite journalières sont autorisées à condition de les fractionner, en y intercalant des temps de pause. Il existe aussi des règles quant au nombre de jours de travail consécutifs…

Les similitudes se situent au niveau du degré de vigilance et de l’importance de l’anticipation dans la conduite de ces véhicules lourds. Pour le chauffeur routier, c’est l’attention aux angles morts, à l’environnement, à la signalisation, aux autres usagers de la route… le camion n’est pas sur des rails!

Les points de vigilance ne sont donc pas les mêmes.

Sur les rails, on peut «laisser aller» le train! Mais aujourd’hui, si aucune activité n’est décelée dans le poste de conduite, au bout de 54 secondes une sonnerie se déclenche dans la cabine, et 5 secondes plus tard, à 59 secondes, si rien n’est fait, le train est stoppé! Il peut se produire ainsi des arrêts en pleine ligne!

L’on doit donc être en activité permanente, actionnant ces pédales qui servent juste à donner des impulsions prouvant que nous sommes bien en vigilance et que tout se passe bien (sur certains trains maintenant, il faut le faire toutes les 29 secondes!).

Le conducteur doit bien sûr aussi prêter en permanence attention aux signalisations sur le réseau, aux directions à prendre, aux informations concernant les autres trains en circulation, etc.

Avec ici, la particularité de la voie unique où des trains peuvent circuler dans les deux sens; pour éviter le danger de «nez à nez», il existe des gares dites de sécurité, de croisement comme à Callac et Moustéru sur la ligne Carhaix-Guingamp ou à Pontrieux sur celle de Guingamp-Paimpol.

Respecter scrupuleusement les horaires de départ, sur les points de passage, pour les correspondances, etc., est également primordial.

Quant aux limitations de vitesse, très variables selon le train, sa composition et le profil de la ligne empruntée, il faut savoir qu’aujourd’hui les engins moteurs ont tous une vitesse limite, qui en cas de dépassement va faire stopper le train: 5 km/h au-dessus de cette vitesse limite ça «bipe» dans la cabine, 10 km/h au-dessus, ça arrête le train!

Sur les doubles voies notamment, il s’agit d’un système de balises au sol activées au passage du train par un radar qui se trouve en dessous de celui-ci, et donne de multiples informations aux conducteurs ou au système de sécurité…»

Les dangers de collisions sur la voie avec des animaux en errance ou des véhicules n’ayant parfois pas respecté les haltes et passages à niveau, ainsi qu’avec des personnes imprudemment aventurées sur le bord de la voie ont marqué la mémoire de nombreux anciens… et de leur famille.

Est-ce de même en 2024 ?

«Les chocs sur la voie se produisent, heureusement rarement avec des personnes –bien que ce soit arrivé à un de mes collègues sur un passage à niveau baissé non respecté– mais plus fréquemment par des arbres tombés après les tempêtes, des animaux qui traversent: chevreuils, sangliers, surtout en période de chasse. J’ai aussi vu des vaches, des moutons, je me souviens d’un âne en divagation…

On anticipe par des campagnes d’élagage, de maintenance, de surveillance et de prévention avant d’engager un train.

Des actes de vandalisme sont également hélas parfois à déplorer: traverses sur la voie…

En cas de choc, la procédure veut que l’on s’arrête pour faire le tour du train et vérifier que rien n’a été endommagé. Procéder à un essai de frein est également obligatoire.

En ce qui concerne les incidents sur les passages à niveau, beaucoup de personnes ignorent que ces demi-barrières ne sont que symboliques: poussées même à la main, elles cassent!

Les gens parfois malencontreusement engagés prennent peur, mais mieux vaut continuer, quitte à casser les barrières, pour se dégager de la voie, au seul risque de rayer un peu la carrosserie de la voiture. Essayer de contourner, provoque souvent l’immobilisation du véhicule, bloqué par le dénivelé d’une trentaine de centimètres entre la plate-forme autour des rails et le sol.»

Quelles sont les différents types de trains aujourd’hui ?

«Actuellement nous avons de l’électrique et du diesel, parce que, comme ici, toutes les lignes ne sont pas électrifiées.

Le coût de l’électrique est moins élevé, mais plus on augmente la vitesse du train, plus on consomme d’électricité et plus la facture est conséquente avec des répercussions sur le prix des billets…

Il y a différents matériels: les TER, trains régionaux, les Intercités entre les grandes villes et les automoteurs, les TGV qui font le grand national voire l’international descendant en Italie, Suisse et se rendant en Allemagne, Belgique, Hollande et Angleterre…

Ces trains sont de plus en plus performants, la nouvelle génération de TGV à deux étages dispose de 520 places assises et peut circuler à 320 km/h…»

Vous êtes aujourd’hui passionné par les trains à vapeur. Comment est née cette passion ?

«Je suis arrivé ici, sachant qu’il y avait le train à vapeur du Trieux, j’étais curieux de savoir comment il fonctionnait et se conduisait. J’ai dans ce but suivi une formation sur un train touristique semblable du côté de Nîmes. Mais le meilleur apprentissage, c’est sur le terrain, avec cette fameuse locomotive 141 TB 424, au quotidien aux côtés de personnes comme Jean Kling qui la connaît par cœur et en maîtrise parfaitement la conduite.

L’opportunité d’avoir là, ce train touristique de Paimpol-Pontrieux était aussi une aubaine pour intégrer la 3ATV: Amicale des Anciens et Amis de la Traction Vapeur dont le but est de restaurer et remettre en service de vieilles locomotives à vapeur…De la curiosité au départ est née la passion.»

Comment fonctionne –à grands traits– un train à vapeur ? En quoi leur conduite requiert-elle une technicité particulière ? Quelles différences et similitudes entre le conducteur de train aujourd’hui et celui d’une locomotive à vapeur ?

«Pour faire une comparaison: aujourd’hui, quand on monte dans un TER, on a des pupitres avec de l’informatique partout et des petites commandes comme des joysticks… Un enfant de 10 ans, s’il joue à la playstation, peut conduire un train! Parce que l’on a une commande pour accélérer, pour freiner, une commande pour aller en marche avant, marche arrière, un sifflet et un bouton d’arrêt d’urgence…

Sur une machine à vapeur c’est un peu différent! Il va falloir faire de la vapeur, et pour faire de la vapeur, suivant le principe de la cocotte-minute, il faut un foyer, du feu et un réservoir d’eau qu’on va chauffer. Comme le réservoir est étanche, la vapeur va monter en pression et être utilisée sur des pistons, les moteurs, pour faire évoluer cette machine…

Le rôle du mécanicien est d’utiliser cette vapeur à bon escient en fonction du dénivelé et de la vitesse à laquelle il veut aller, en lâchant plus ou moins de vapeur pour faire fonctionner ses moteurs.

Et le rôle du chauffeur, dans une entente parfaite, est de fournir une quantité de vapeur suffisante pour être toujours à une bonne pression de fonctionnement sur le parcours. Il doit constamment veiller à ce qu’il y ait suffisamment de feu, de charbon et surtout d’eau dans la machine.

Outre la surveillance de la voie à l’extérieur, tout cela requiert donc une grande vigilance à l’intérieur: le nombre de manomètres et de robinets avec tous une fonction différente est impressionnant!

Et là, pas de «bip» pour te prévenir ou te signaler un petit défaut, c’est à toi de faire attention!

C’est une technique qui ne s’apprend pas du jour au lendemain!

En deux jours, je peux former quelqu’un à conduire un train; pour la machine à vapeur cela va prendre au moins une année complète d’utilisation!»

Comment la locomotive 141 TB 424 est-elle arrivée à Carhaix ? Quelles sont ses caractéristiques et quelle est son histoire ?

«Construite en Belgique en 1913, elle a une puissance de 1200 chevaux, une chaudière de 6955 litres, 2 réservoirs d’eau de 4000 litres chacun et une réserve de charbon de 4 tonnes, ce qui fait donc en ordre de marche un poids de 88 tonnes.

Sa consommation en marche normale étant de 80 litres d’eau et 15 kilos de charbon au kilomètre, elle pouvait parcourir 100 km avant de devoir se ravitailler en eau et près de 300 km pour le charbon. La conception de cette machine lui permet de monter assez rapidement en vitesse, de décélérer facilement également et de rouler aussi vite en marche arrière qu’en marche avant!

Elle a essentiellement circulé, en omnibus sur la petite ceinture de Paris, à Vincennes, à la Bastille avant de terminer sa carrière du côté de Nogent. Remisée à Mulhouse, elle était stockée dans un hangar en attente de restauration, jusqu’au jour où la SNCF a demandé à Jean Kling s’il était d’accord, par le biais de la 3ATV dont il était président, de s’atteler à la tâche… Aidé d’une équipe qu’il a formée, il y a mis trois ou quatre années! Mais elle a ainsi pu recommencer à circuler comme train touristique, en Alsace…

En 2013, quand Jean Jaffrenou, directeur de la CFTA à Carhaix, cherchait une machine polyvalente pour «la vapeur du Trieux», il a contacté Jean Kling, lui demandant s’il aurait quelque chose qui puisse convenir, il lui a alors proposé cette locomotive, acceptant de la faire venir en Bretagne…

Il n’existe plus que deux machines de ce modèle en France.»

Elle sort tout juste d’une très grande révision, comment ce très important et conséquent chantier a-t-il été mené ?

«Elle vient en effet de subir «une décennale»: tous les 10 ans, elle est intégralement démontée. A l’aide d’une grue, la chaudière est récupérée à nu pour être testée et l’on en profite pour nettoyer, refaire ou remplacer les pièces usagées. 280 pièces démontées, numérotées avant d’être remontées, 2 années de patient travail pour les bénévoles volontaires dont toujours Jeannot (Jean Kling), jour après jour infatigable à la manœuvre. (Âgé maintenant, il continue à ne pas compter son temps, ni son argent d’ailleurs: les engagements financiers n’ayant pas tous été tenus, il a été jusqu’à avancer la somme de 30000 euros de ses propres deniers pour permettre de finaliser cette restauration.

Et ce n’est guère que la troisième décennale qu’il orchestre sur cette machine!)

Certaines pièces sont réparées, usinées sur place ou confiées à des spécialistes locaux si possible, mais d’autres doivent partir à Strasbourg ou dans le sud de la France. Il faut aussi faire appel à des entreprises extérieures pour le levage de la chaudière, des bacs à eau…

Un inspecteur de l’Apave est venu vérifier les pièces de sécurité de la machine et contrôler leur fonctionnement, le test est validé: restaurée de A à Z, elle peut à nouveau rouler!

Mais ce n’est pas simple, pas moins de six partenaires ont leur rôle spécifique à jouer à un moment ou un autre: la SNCF, Transdev Rail, la Région, la communauté de communes, la 3ATV et l’ARB (Les Amis du Réseau Breton)…

Nous avons cependant bon espoir que toutes les questions administratives et financières seront réglées pour la voir circuler cet été encore sur le tracé du Trieux, cette superbe ligne qui fait quand même partie des cinq plus belles lignes ferroviaires touristiques de France!»

Et qu’en est-il de la belle locomotive exposée sur la petite place au bas de la gare ?

Il s’agit d’une machine à vapeur à voie métrique « Mallet E-415 ». C’est une ancienne du réseau breton. Après avoir longtemps circulé dans le secteur, elle a été parquée juste derrière le « Buffet de la gare », détériorée par le temps…

La ville de Carhaix l’a rachetée et a confié sa restauration à l’entreprise « Ahès Sablage », qui l’a désossée et remontée. Certaines pièces en bronze n’ont par contre volontairement pas été remises en place, vu comment ce métal a, de nos jours, la fâcheuse tendance à mystérieusement disparaître!

A nouveau bien présentable, elle a d’abord été placée seule puis le bel auvent à marquise installé au-dessus d’elle a apporté la touche finale de la mise en valeur qu’elle méritait bien: elle est classée aux Monuments historiques du patrimoine ferroviaire au titre d’objet industriel…

Des machines de ce modèle circulent encore actuellement, sur le chemin de fer de la Baie de Somme mais aussi entre Nice et Digne-les-Bains: le fameux « Train des Pignes », des chemins de fer de Provence…

Vous êtes aussi membre de l’association des Amis du Réseau Breton. Quel est le but et la vocation de cette association ?

«Quand je suis arrivé à la CFTA d’alors, j’ai côtoyé Ernest Manac’h, le président de cette association qui a pour but de sauvegarder le patrimoine restant du réseau ferré breton.

Tout ce qui était bâtiments, ateliers (6000 mètres carrés de surface!), petites gares, ouvrages d’art, passages à niveau et les lignes restantes…

Protéger ces bâtiments, réussir à les faire classer au patrimoine n’est pas une mince affaire!

Le président a engagé les démarches nécessaires, le dossier avançait bien mais la crise du Covid notamment y a mis un coup d’arrêt…

Le classement au patrimoine permettrait d’obtenir des aides financières européennes, régionales, départementales…

La commune, quant à elle, nous aide déjà à conserver et restaurer ce bâtiment administratif qui héberge l’association. (Des bureaux se trouvaient en son rez-de-chaussée à l’époque, tandis que l’étage était réservé au logement du chef d’atelier.)

L’idée principale serait de créer un musée vivant remettant quelque peu ces ateliers en activité, en proposant par exemple, à des associations qui travaillent à voie métrique un site où il leur serait possible, comme dans le passé, d’entretenir, restaurer leur matériel. Les trains touristiques de Guiscriff, de Bon-Repos voire ceux de la Baie de Somme pourraient être concernés…

On peut aussi imaginer à terme dans l’aménagement du site, la réouverture d’une partie de voie métrique, avec –pourquoi pas?– un petit train touristique qui permettrait de rejoindre sur quatre kilomètres le château de Kerampuilh!

Quoi qu’il en soit, la première étape a été le rapatriement ici de la locomotive 140 TB 424 pour son temps d’hivernage annuel. Auparavant, chaque fin de saison elle redescendait à Longueville, siège d’une association de trains vapeur dans le sud de Paris.

Cela redonne une petite activité au sein de l’atelier et en constitue aussi une vitrine, comme lors des récentes portes ouvertes aux journées européennes du patrimoine, où beaucoup de personnes sont venues la découvrir et parmi elles, certaines très intéressées, susceptibles de nous aider à promouvoir et développer ces beaux projets…

En attendant, projet plus modeste, nous nous activons aux derniers préparatifs de notre premier salon de la maquette. Ce «festival du modélisme ferroviaire» aura lieu le 30 novembre et le 1er décembre prochains à Carhaix à l’Espace Glenmor.»

Le développement du transport ferroviaire a été un important levier de développement pour Carhaix, et la gare, comme en témoigne encore la taille des ateliers, eut un rôle plus important que la taille de la ville n’aurait pu le laisser supposer. Pouvez-vous nous rappeler à grands traits cette épopée du «Réseau Breton» ?

«A la fin des années 1800, ce sont les prémices: les premiers ateliers et cinq grandes lignes se déploient sur la Bretagne avec plusieurs compagnies ferroviaires privées, dont ici «les chemins de fer économiques».

La particularité était les voies métriques: l’écartement entre deux files de rail était d’un mètre (contre 1,44 m pour les voies « normales » N.D.L.R.).

Une voie de chemin de fer suit toujours un cours d’eau pour éviter qu’il n’y ait trop de rampes ou de pentes. Les cours d’eau étant assez sinueux, il y avait beaucoup de courbes et de contre-courbes, le choix de la voie métrique se justifiait, plus économique, plus facile de construction et d’entretien…

Jusqu’à peu avant la Seconde Guerre mondiale, le trafic était vraiment développé, il y avait beaucoup de trains à partir de Carhaix qui était le centre d’une étoile de lignes. Les ateliers étaient le plus grand centre de réparation du matériel en voie métrique de France. Toutes les petites entreprises ferroviaires qui étaient en voie métrique, venaient y faire les gros entretiens de leur matériel. Les ateliers réparaient ou fabriquaient les pièces et pouvaient même construire une machine de A à Z.

Près de 600 personnes travaillaient au quotidien ici. Cela a grandement contribué au développement de la ville de Carhaix, et des quartiers entiers se sont créés tel celui de la rue du Maroc. Les maisons des contremaîtres et chefs d’ateliers se trouvaient de l’autre côté de la gare.

L’un des nombreux bâtiments du site abritait l’économat, véritable système de ravitaillement en denrées alimentaires et produits de première nécessité que les employés du ferroviaire pouvaient se procurer à prix bas. Le principe des centrales d’achat existait déjà!

Aux années d’apogée ont hélas succédé celles de la difficulté; les politiques ont commencé à supprimer toutes les lignes qui étaient en voies métriques, elles ont été par la suite transformées en voies vertes… Il ne restait donc plus ici que la ligne de Carhaix-Guingamp-Paimpol.

Et la ligne Saint-Brieuc-Pontivy étant supprimée, pour se rendre par exemple de Saint-Brieuc à Vannes, il fallait désormais passer par Brest, Quimper ou Rennes!

Devant cette mise à mal du réseau breton, quand les compagnies privées se sont regroupées pour ne former qu’un seul groupe: la SNCF, Carhaix, craignant que sa dernière ligne ne soit aussi supprimée, a fait le choix de ne pas venir dans son giron et de garder son indépendance à la CFTA…

L’arrivée de l’automobile, des transports en commun, des camions, concurrençait le train, le fret par voie ferrée diminuait, l’activité de la gare a commencé à décliner…»

Durant la guerre, un certain nombre de cheminots ont joué un rôle important dans la Résistance…

Un peu plus tard, la gare de Carhaix verra naître la Kevrenn «Paotred an Hent-Houarn» («les gars du chemin de fer»), le tout premier bagad: pouvez-vous nous en dire plus ?

«Un membre des «Amis du réseau breton» a fait des recherches et réuni beaucoup d’informations dans un documentaire sur le rôle et les nombreux faits de résistance de cheminots ici pendant la Seconde Guerre mondiale, et pas seulement les fameux sabotages de lignes…

Pour ce qui est du bagad… Quand les ateliers ont ouvert, de nombreux hommes sont venus y travailler: une véritable manne de main d’œuvre! Beaucoup de paysans, de fils de fermiers ont saisi l’opportunité d’apprendre un métier, comme Lucien Le Bras le forgeron…

La plupart étaient des bretonnants, or les chefs et contremaîtres qui eux venaient de l’extérieur, de la région parisienne, interdisaient la langue bretonne au travail. Empêchés de s’exprimer dans leur langue maternelle aux ateliers, les bretonnants ont alors décidé de faire en sorte de se retrouver le soir pour pouvoir discuter en breton sans subir les réprimandes des chefs. Et les sonneurs ont aussi apporté leurs instruments pour jouer ensemble de la musique bretonne dans des wagons désaffectés… Ainsi est né, à la gare de Carhaix, le premier bagad!

L’histoire de ce premier bagad est étroitement liée à celle des ateliers et de l’activité du réseau breton et il en reste aujourd’hui quelque chose encore!»

Que représente aujourd’hui la gare de Carhaix ?

«De mémoire, ce sont 12 voyages, donc 6 allers-retours par jour en moyenne, un peu plus le vendredi pour les retours des scolaires.

Une dizaine de personnes travaillent sur place au quotidien, au niveau du poste, de l’accueil, la vente des billets et de la conduite des trains. En y incluant le transport routier de la CFTA qui s’y trouve aussi, l’effectif global est d’à peu près 72 personnes, je crois, et pour Transdev Rail une vingtaine en comptant les conducteurs et les agents…

La ligne est fréquentée par des scolaires, des gens pour se rendre au travail, mais aussi des touristes qui vont sur Paimpol, Bréhat…

En 2015 ou 2016, après un combat mené pour qu’elle ne ferme pas, toute la voie a été refaite sur la ligne Guingamp-Paimpol, c’est prévu pour ici aussi. Les travaux devraient normalement débuter fin 2026 et la ligne toute neuve ouvrirait fin 2028.

Cela ouvre des perspectives!»

Comment voyez-vous l’avenir du fret ferroviaire ? Les enjeux environnementaux peuvent-ils lui permettre de regagner des parts de marché ? Y a-t-il un avenir dans ce sens pour la gare de Carhaix ?

«Nous avons pu voir l’intérêt que suscitaient des lignes comme celle de Quimper-Brest. Elle est longtemps restée en restriction de vitesse tant elle était usée et le trajet prenait de ce fait plus de temps par le rail que par la route. Elle a été entièrement refaite, et depuis le trafic a bien repris, la clientèle est là!

La ligne terminus de Roscoff a souffert d’un effondrement de la voie suite aux inondations, il y aurait là aussi un intérêt à réparer pour remettre en service une ligne Guingamp-Roscoff…

Et il y a ainsi partout en France, des endroits où des voies qui existent nécessiteraient seulement un peu de rénovation ou de réfection pour être à nouveau opérationnelles.

Si l’on veut engager des diminutions de pollution et d’émission de gaz à effet de serre, le développement du ferroviaire est une solution.

Il est moins polluant, plus sûr, et il a aussi l’avantage par rapport à l’aérien, d’amener de ville en ville, parfois au centre même de celles-ci. On aura certes toujours besoin de la voiture ou d’un camion pour arriver à destination, mais il est clair que sur des grands parcours, le transport ferroviaire est plus rentable, son coût au kilomètre est bien plus faible. C’est aussi pourquoi maintenant, on met des camions «sur les rails»: le fret combiné rail-route est en plein essor!

Oui! Le train a de l’avenir, ici à Carhaix comme ailleurs!»