L’avenir semblait tout tracé pour le jeune Danois. Son père avait mis sur pied une petite entreprise à Graevling, dans son pays: «Johannès Jacobsen, appareillage électrique». Rien de plus normal pour le fils Svend que de suivre les pas de son père et reprendre l’entreprise après lui.

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Mais le jeune garçon a une très belle voix, et il a surtout envie de faire carrière dans le chant. Son père ne refuse pas et le laisse poursuivre des études de musique, à Copenhague, puis à Paris, tout en espérant qu’il reviendrait reprendre l’usine lorsque lui-même serait trop âgé pour la diriger.

Son fils a toutefois d’autres projets, d’autres ambitions. Abandonnant, du moins momentanément, ses parents et aussi sa fiancée, il part à New York, espérant connaître un beau succès outre-mer.

« Parti sans laisser d’adresse ! »

Mais dans le milieu très dur, extrêmement exigeant du monde de la musique dans la grande métropole, le succès est loin d’être au rendez-vous. Après une année de travail épuisant, il est contraint de reconnaître son échec total. La honte le submerge alors à tel point qu’il rompt tous les liens avec ses parents et aussi avec sa fiancée. Il veut tout simplement se faire oublier. Toutes les lettres qui lui sont envoyées du Danemark reviennent avec la mention «parti sans laisser d’adresse»!

Pour gagner sa vie, il se fait embaucher comme électricien dans une entreprise.

L’histoire aurait pu très bien s’arrêter là, si un jour, il n’avait pas été appelé à faire une installation électrique dans la maison de campagne d’un couple, où la femme, Agnes Pratt, est écrivain, publiant ses livres sous son nom d’auteur Agnès Rothery.

S’apprêtant à partir, après avoir terminé son travail, le jeune électricien découvre, devant le piano de ce couple, une pile de revues consacrées à la musique. Il s’arrête net, n’arrivant pas à dissimuler son intérêt, et lorsque M. Pratt lui demande si la musique l’intéresse, il répond, sur un ton qu’il veut neutre, qu’il en a fait autrefois.

Il raconte aussi qu’il est originaire du Danemark, que son père a une usine d’appareillage électrique dans la petite ville de Graevling.

«Mais nous avons justement l’intention de faire un voyage au Danemark le mois prochain»! s’exclame Mme Pratt. L’homme pâlit et s’empresse alors de souligner qu’il ne veut plus rien avoir à faire avec son pays, et que si jamais le couple passe dans la ville de Graevling, il doit absolument promettre de ne pas parler de lui, même à ses parents.

Sans bien comprendre les raisons de cette réaction, M. et Mme Pratt prennent acte du souhait de l’électricien, sur quoi ils se séparent.

Morts sans avoir jamais revu leur fils

Le mois suivant, le projet de voyage au Danemark se réalise. C’est un périple qui va durer plusieurs mois, durant lesquels ils visitent plusieurs villes. Et un jour – drôle de coïncidence – ils se retrouvent dans la ville de Graevling. Et dans cette toute petite ville, comme dans tous les lieux que leur groupe a visités, ils sont pilotés par un membre du syndicat d’initiative. C’est un ancien professeur du lycée de la ville, un homme charmant, qui leur sert de guide. A un moment donné, le groupe passe devant une usine dont l’enseigne interpelle immédiatement M. et Mme Pratt: «Johannès Jacobsen, appareillage électrique».

C’est presque un choc pour le couple. Incidemment, se souvenant de leur promesse, ils se contentent de demander si l’usine marche bien.

Et c’est là que le guide, qui connaît bien sa ville et ses habitants, se met à leur raconter l’histoire de M. Jacobsen et sa famille, comment leur fils, gentil mais un peu vaniteux, qu’il connaît particulièrement bien puisqu’il l’a eu comme élève au lycée, a préféré se lancer dans une carrière de chanteur plutôt que de rester au pays et reprendre les affaires de ses parents. Il raconte que hélas, l’usine a dû être vendue, que les parents avaient longuement espéré le retour de leur fils, mais qu’un jour ils avaient perdu sa trace et qu’ils sont morts sans l’avoir jamais revu.

Il raconte aussi combien Karen, la fiancée de Svend, n’avait jamais cessé d’espérer son retour, et combien, avec un grand dévouement, elle s’était occupée de M. et Mme Jacobsen jusqu’à leur mort.

Bouleversés, M. et Mme Pratt ressentent profondément leur désir et aussi leur devoir d’agir pour contribuer à un dénouement heureux de cette situation. Fidèles à leur engagement, ils ne révèlent rien de leur rencontre avec le fils Jacobsen. Mais, rentrés à leur hôtel ce soir-là, ils décident de tenter la seule démarche qui leur semble possible. Ils s’empressent d’écrire une lettre à ce jeune électricien, lettre qu’ils adressent à l’entreprise où il travaille puisqu’ils n’ont pas son adresse personnelle.

Des années d’attente fidèle

Ce devoir accompli, ils poursuivent la visite du pays et finissent par oublier quelque peu leur rencontre à Graevling. Le point culminant de leur voyage a lieu le 4 juillet, jour de la Fête nationale des États-Unis. Ce jour-là, dans le Jutland, au nord du Danemark, a lieu une fête particulière en souvenir de tous les Danois qui ont quitté leur pays pour le Nouveau Monde. A l’époque –dans la première moitié du siècle dernier– les correspondances n’étaient pas aisées et beaucoup avaient perdu la trace des êtres chers partis outre-Atlantique. Cette fête était alors l’occasion pour certains de recevoir des messages envoyés spécialement à leur intention. Après bien des discours devant les quelque 30000 personnes présentes, arrive le moment de la lecture de ces messages personnels que beaucoup attendent année après année.

Soudain, après bien des noms inconnus, qui résonnent dans les haut-parleurs, un message les fait sursauter: «Svend Jacobsen, de Richmond, Virginie, est ici et voudrait avoir des nouvelles de la jeune fille qui s’appelait Karen Olesen et vivait à Graevling!»

Au même moment, la personne qui accompagne les voyageurs attire leur attention sur une dame élégante, assise dans les gradins proches. «Vous voyez cette personne, dit-elle, elle vient ici chaque année depuis huit ou neuf ans… Elle attend visiblement un message.»

Et devant l’annonce du nom de Svend Jacobsen, ils voient soudain cette jeune femme pâlir. Elle se lève précipitamment. Aucun doute, il s’agit bien de Karen Olesen. Après toutes ces années d’attente fidèle, la réponse est là. Enfin, ils se retrouvent. Son fiancé, qu’elle n’a jamais oublié et qui avait choisi de rompre toute relation avec ses proches au Danemark, non pas parce qu’il ne les aimait pas, mais tout simplement parce que, rempli de honte, il n’avait pas voulu avouer son échec, est de retour pour une rencontre qui ouvre la porte à un immense espoir. Pour M. et Mme Pratt, c’est une évidence: leur lettre, écrite à la hâte un soir dans leur chambre d’hôtel, a bien rempli sa mission, permettant un retournement inattendu d’une situation bien compromise.