«Sur les Bancs de Terre-Neuve, quand nous commencions à pêcher, c’était une alternance continuelle de 12 h de travail suivies de 6 h de repos, avec un décalage permanent des horaires: si un jour on prenait le service de 6 heures du matin à 6 heures du soir, on reprenait de minuit jusqu’à midi, puis à nouveau 6 h-18 h… cela tournait ainsi sans arrêt !»

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Édouard Blanchet parle avec plaisir de sa vie sur l’océan.

Et quand vous vous laissez «embarquer» sur le flot tranquille de ses paroles pleines d’optimisme et de retenue, vous avez peine à imaginer que l’homme placide et souriant qui s’exprime ainsi est ce «loup de mer» chevronné qui, après avoir largué les amarres à 16 ans, ne s’est jamais lassé de «mener sur l’eau sa barque» –de plus en plus perfectionnée– pendant près d’un demi-siècle, par tous les temps; fier –non de défier les éléments– mais d’y être confronté; et surtout peut-être, quand ces éléments paraissant trop hostiles aux autres pêcheurs, il était le seul marin du port à oser sortir son bateau!

Maintenant que ses fils et son petit-fils, tous trois patrons-pêcheurs à leur tour, ont pris le relais à la barre, il partage son temps entre terre et mer, à Erquy où il a entièrement rénové la maison de famille et à Plounévézel où l’attend, au plein cœur de la campagne, un point d’ancrage aussi.

C’est là qu’il nous a reçus…

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Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis né en 1944 pendant la guerre à Erquy, dans la maison de mes parents et grands-parents.

Ma mère était «enfant de la DDAS», je n’ai donc connu personne de ce côté-là. Mon père était plâtrier, mais ma grand-mère paternelle avait un frère qui s’était embarqué pour Terre-Neuve, il est parti… mais il n’est jamais revenu. Elle avait aussi dans sa famille assez lointaine des pêcheurs, des capitaines…

Initialement je ne pensais pas devenir marin.

L’orientation à l’école se faisait de manière très particulière… Avec un copain, nous avions décidé de partir à Saint-Mandrier faire l’école des mousses mais il nous fallait pour cela attendre nos quinze ans et je me suis entre-temps finalement aiguillé vers la pêche. Avant de pouvoir intégrer l’école maritime de Saint-Malo où je voulais suivre la session spéciale «Grande Pêche», j’ai travaillé avec mon père sur les chantiers. Car à l’époque, il n’était pas concevable de rester sans rien faire !»

Quelle formation était dispensée à l’École maritime de Saint-Malo ? Comment se déroulait-elle ?

«C’était comme à la Grande Pêche, c’est-à-dire: lever 5 h du matin jusqu’à 10, 11 heures le soir!

Il y avait deux «bordées», si l’on veut. Nous dormions sur des bannettes doubles: un couchait au-dessus, l’autre en dessous. Ceux qui étaient dans les couchettes du dessous par exemple, allaient se laver pendant que les autres refaisaient leurs bannettes. Nous avions deux couvertures de couleurs différentes avec obligation d’alterner un jour sur deux la couleur de la couverture apparente, pour garantir que le tout avait bien été défait et refait entièrement !

Pour la toilette, nous étions alignés devant de grands lavabos sur une longueur de quinze mètres avec des robinets des deux côtés, sous l’œil vigilant d’un surveillant qui ne se gênait pas pour vérifier notre propreté !

Pendant ce temps, d’autres s’affairaient à préparer le petit-déjeuner après lequel nous enchaînions tous les corvées: pluches, nettoyage des sanitaires, etc.

Ensuite nous partions à pied à un kilomètre ou deux faire du matelotage, apprendre les techniques, les nœuds, épissures et amarrages… Nous revenions déjeuner à midi puis repartions l’après-midi, toujours pour du matelotage. La soirée était dédiée aux cours de navigation, d’hygiène et de prévention.

Nous étions notés sur le matelotage, la théorie et tout le reste… J’ai terminé 5e sur 55 au classement final mais premier en matelotage, ce qui me donnait le choix de l’embarquement. Mais comme je ne connaissais personne qui puisse m’appuyer, je me suis retrouvé sur un vieux rafiot à Bordeaux alors que j’aurais dû pouvoir embarquer sur un bateau neuf à Saint-Malo…

La plupart des autres élèves à l’école maritime avaient l’avantage d’être fils de marins. 

De la même manière, quand j’avais passé un concours pour la Marine marchande, les fils de marins bénéficiaient déjà dès le départ de 130 points par rapport aux autres, autant dire que c’était perdu d’avance!

La session spéciale Grande Pêche avait fini au mois de décembre, le 13 février j’ai embarqué pour 4 mois et demi à Terre-Neuve. J’avais 16 ans.»

Que ressent-on lorsque l’on embarque sur un bateau pour plusieurs mois à 16 ans ? Était-ce la première fois que vous embarquiez ?

«J’étais entouré de marins. Je les voyais partir et revenir et il m’arrivait aussi d’aller en mer, mais à Erquy et à la journée…

Quand j’ai embarqué, tous les novices dont je faisais partie ont été malades 8 jours d’affilée! Mais nous n’étions pas les seuls à être malades, les plus anciens l’étaient aussi!

Il faut dire qu’il faisait vraiment mauvais et qu’en plus, le bateau était resté pendant un mois et demi au port, il venait d’être repeint, dans les postes et partout. L’odeur de la peinture fraîche était très forte, mêlée à celle de vieille saumure pourrie qui remontait du fond du bateau…

Les novices, nous aurions voulu ne manger que des pommes de terre à l’eau, rien d’autre ne passait… Mais le cuistot ne voulait même pas nous en cuire !

L’on peut être davantage malade sur un gros bateau que sur un petit, le roulis n’est pas le même.

Heureusement, à part quelques exceptions, l’on s’habitue rapidement, surtout quand on est jeune. J’ai vite été «blindé», et en fait: j’aime le gros temps !»

Quelles étaient l’organisation et les conditions de vie sur ce type de bateau à cette époque ?

«On a d’abord mis 3 jours «à la cape», comme on disait. Ensuite, nous avons rejoint en 9 jours les Bancs de Terre-Neuve.

Pendant ces 9 jours de traversée, nous préparions tout le matériel qui allait servir à la pêche.

Après, quand nous commencions à pêcher, c’était une alternance continuelle de 12 h de travail suivies de 6 h de repos (avec donc un décalage permanent des horaires: si un jour on prenait le service de 6 heures du matin à 6 heures du soir, on reprenait de minuit jusqu’à midi, puis à nouveau 6 h-18 h… cela tournait ainsi sans arrêt! )

Nous étions 60 hommes à bord: le commandant, le second, le lieutenant, le radio, le boulanger, le cuisinier, le chef mécanicien, son second, le chef saleur –parce que nous ne faisions que de la morue salée… de toute façon la morue, c’est toujours salé, sinon c’est du cabillaud– et chez les marins, il y avait le chef ramendeur, le chef de bordée, le bosco…

Nous étions divisés en trois bordées. Il se trouvait en permanence deux bordées sur le pont et une au repos, «de couche» selon notre expression.

Le rôle des novices consistait à laver les morues, constamment les mains dans l’eau glacée!

Nous devions casser la glace qui se formait sur nos poignets…

Nous avions bien des gants retenus par des élastiques, mais rien de tout cela n’était étanche.

A la sortie de l’école maritime, un marchand de vêtements, cirés et divers équipements spécialisés pour les terre-neuvas, avait relevé tous nos noms et était venu nous trouver, nous proposant un sac contenant tout ce dont nous aurions besoin dans l’année et que nous lui payerions à notre retour…

Mon premier voyage de 4 mois et demi m’a ainsi uniquement servi à payer ces vêtements!

En 1961, pour 500 heures de travail mensuel, j’étais payé 280 francs! Et j’ai la conviction qu’en plus l’armateur m’a volé… Mais je n’avais aucune défense, ne connaissais personne, aucun syndicat…

Nous avons débarqué en juillet et après un mois de congé, nous sommes repartis jusqu’à Noël.

Avec l’argent de ce second voyage, je me suis payé une mobylette…

Quand il arrivait que le temps soit jugé trop mauvais pour pêcher, ce qui était rare, nous les 6 ou 8 novices à bord, devions nettoyer les postes d’équipage…

Sur les 6 heures que comptait notre «repos», il nous fallait aussi traverser tout le pont pour aller chercher «la gamelle» à la cuisine à l’autre bout du bateau et la servir à la bordée. Nous devions attendre que les matelots finissent de manger et si les conversations duraient… il fallait encore patienter avant de pouvoir faire la vaisselle et tout rapporter à la cuisine, cela en repassant à chaque fois tout l’équipement!

C’est également sur ce temps de repos qu’il fallait laver son linge, se laver soi-même…

Et nous n’étions pas toujours très bien traités !

Les plus désagréables avec nous étaient souvent les novices des années précédentes, ils avaient souffert, ils voulaient nous faire souffrir autant !

Depuis cette expérience, je me suis promis, en tout temps, toute ma vie, de ne jamais faire aux autres ce que je ne voulais pas que l’on me fasse !»

Pouvez-vous nous décrire le déroulé des missions de pêche telles que vous les avez vécues en mer lointaine ?

«Le bateau était une véritable usine qui tournait 24 h sur 24 !

Il n’y avait que le capitaine, le second et le lieutenant qui s’occupaient de la navigation elle-même.

Cependant, quand les hommes se déplaçaient d’un endroit à un autre –normalement pas les novices, mais nous y allions quand même– ils pouvaient être appelés à la passerelle pour apprendre à gouverner le bateau à la main… à l’époque il n’y avait pas de pilote automatique à bord! Nous apprenions à nous servir du compas.

Quand il s’agissait de mettre le chalut à l’eau ou de le relever, tout le monde laissait son travail spécifique pour s’atteler ensemble à la tâche.

De même, quand survenait une déchirure, ce qui était fréquent, tous arrêtaient de travailler le poisson pour venir prêter main-forte à la réparation. Nous les novices, avions pour mission de remplir les aiguilles pour les ramendeurs.

Sinon chacun s’activait sur son poste bien défini: les décolleurs tranchaient la tête de la morue, d’autres la vidaient avant de la présenter sur une table aux trancheurs qui la filetaient afin qu’elle soit lavée puis salée. Quand la morue était vidée, un gars s’occupait d’arracher à la «tripaille» les foies qui étaient ensuite chauffés pour en récupérer l’huile. Je pense que l’armateur gagnait beaucoup d’argent aussi avec cette huile…

Pendant nos heures de repos, nous les novices, nous récupérions sur les têtes des poissons qui étaient jetées, les joues et les langues. Nous les stockions avec du sel dans des tonneaux, espérant en tirer quelque profit à notre retour.»

Terre-Neuve, le Groenland… ces noms font rêver et évoquent l’aventure, notamment des expéditions en voiliers des siècles passés… Mais aussi des tempêtes et rudes conditions de navigation ! Qu’en était-il à l’époque où vous avez vogué dans ces eaux ? Les bateaux «modernes» rendaient-ils les conditions de navigation et de vie plus faciles ?

«Par rapport aux voiliers, sur ces grands chalutiers, pour les hommes il n’y avait pratiquement plus de risques. Par contre, je pense que nous travaillions plus dur encore que sur ces voiliers.

Quand leur bateau était mouillé, ils partaient à l’aviron, deux par doris, dans toutes les directions pour tendre leurs lignes. Et parfois dans le brouillard, il leur arrivait de se perdre.

Les plus anciens sur nos chalutiers ou dans le village l’ont connu…

Pour autant les conditions restaient difficiles sur nos chalutiers. Nous devions casser régulièrement la glace sur le bateau, sur les rambardes, partout, sinon nous aurions pu chavirer.

A chaque fois que le bateau plongeait, qu’il y avait un embrun, l’eau de mer gelait aussitôt. La température avoisinait souvent les –20 degrés…

Quand le bateau roulait ainsi, pendant 12 heures l’eau glacée coulait sur le ciré et descendait sur les pieds…

Depuis, j’ai toujours froid aux pieds… mais aux mains, jamais!

Et à l’intérieur du bateau il n’y avait aucune isolation, c’était uniquement la ferraille et la peinture, si vous laissiez vos draps et vos couvertures toucher la coque, vous ne pouviez plus les arracher: ils étaient gelés!

Lorsqu’il faisait vraiment mauvais temps, on marchait presque sur les cloisons tellement le bateau roulait! A chaque fois qu’il plongeait puis se relevait, c’était 100 tonnes d’eau qui déferlaient sur le pont!

A partir des années 70, il n’y a plus eu de «classiques», ces chalutiers tels que je les ai connus. Tous avaient désormais des ponts couverts sous lesquels les hommes pouvaient être à l’abri, ce qui changeait tout!

Depuis 1992, ce genre d’expéditions ne se font plus. Les Canadiens ont «mis les Français dehors», voulant garder pour eux la ressource… et peut-être qu’en quelque sorte, pour leur vendre des sous-marins, l’on a sacrifié la morue…

Et aussi, à Saint-Jean de Terre-Neuve, j’ai vu des tas de peaux de phoque sur le quai, hauts comme des montagnes! Mais à partir du moment où Brigitte Bardot s’en est occupée, il n’y a plus eu de régulation et ils estiment, à peu près, à 8000000 la population de phoques. Or un phoque mange 4,5 kilos de poissons par jour… Les phoques mangent plus de poissons que tous les bateaux qui pêchaient là-bas ensemble.»

Avez-vous vu ces terres uniquement depuis la mer ou avez-vous eu la possibilité d’y «poser le pied» ?

«J’ai été à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Saint-Jean de Terre-Neuve… Mais nous ne restions pas longtemps à terre, juste le temps de faire le plein de gasoil et d’eau, (et parfois de boire un peu trop!). L’été nous montions pêcher entre le Groenland et le Canada le plus loin possible, jusqu’au bord de la banquise…»

A 21 ans vous avez passé le cap et vous êtes installé comme patron pêcheur. Pourquoi ce choix ? Est-ce un cap difficile à passer ?

«Je suis rentré de Terre-Neuve le 23 décembre 1961.

A l’époque dans le port d’Erquy, il n’y avait que 2, 3 petits bateaux de pêche… et ils travaillaient en famille ou entre amis, il n’était pas facile d’y trouver une place de matelot. Les deux premiers mois que j’ai faits, je devais de l’argent au patron qui m’avait embauché, en ayant pourtant travaillé dur pour lui! Les matelots étaient obligés de payer leurs charges sociales et une part du gasoil… Si la pêche n’avait pas été bonne, ils se trouvaient redevables au patron !

Dans le temps, les jeunes sur les voiliers à Terre-Neuve étaient également confrontés à ce problème : il leur était donné une avance que parfois la pêche effectuée ne couvrait finalement pas. Après des mois de rude travail, ils se trouvaient alors de ce fait eux aussi redevables!

J’ai travaillé ainsi deux années. Même si les conditions n’étaient pas idéales, j’avais tout de suite senti que c’était pour moi!

Je suis ensuite parti faire mon service militaire, dans la Marine, bien sûr! 16 mois, dans la flotte des dragueurs de mines à Brest…

J’en suis revenu au mois de juillet; au mois d’octobre suivant j’avais un bateau! Un petit: 8,50 m. et 45 chevaux, pour commencer. Je l’avais acheté d’occasion à Saint-Nazaire, le second je l’ai fait construire… J’en ai eu 6 ou 7, toujours un peu plus gros…»

Quel type de pêche avez-vous pratiqué depuis ?

«Nous pêchions en baie de Saint-Brieuc, principalement des coquilles Saint-Jacques du mois d’octobre au mois de mars, ensuite les araignées de mer d’avril à juillet et quelques poissons également. Les mois d’août et de septembre étaient consacrés à l’entretien et au carénage des bateaux.

Au début nous ne pêchions pas les seiches, elles ne valaient que 20 centimes le kilo. Mais à partir des années 80, le prix a commencé à devenir intéressant.

Cette pêche ne durait qu’un mois, mais elle nous permettait de bien gagner notre vie : une partie de l’hiver nous travaillions à remettre nos casiers en état, à en acquérir de nouveaux… pendant ce temps-là nous n’étions pas à la pêche, mais en un mois «de seiches», aux meilleures années nous pouvions gagner jusqu’à 250 000 francs !

Les seiches se pêchent aux casiers comme les araignées, les coquilles c’est à la drague.

Avant la création des criées, nous vendions notre pêche directement aux mareyeurs. Mais ils ne nous payaient que ce qu’ils disaient avoir réussi à vendre…

Et quand nos principaux clients –l’usine Sénéchal au Faou, celle des plats cuisinés Jacques à Concarneau et quelques autres– ont constaté la différence entre ce qui nous était payé et ce qu’on leur demandait, ils ont commencé à se fournir directement auprès de nous. C’est ainsi que nous est venue l’idée de créer sur place une criée. Depuis, elle fonctionne toujours, et très bien puisqu’elle ne cesse de s’agrandir !

Je viens de lire qu’Erquy serait le deuxième port de pêche de France au niveau du débarquement, en termes de tonnage et de vente directe. En tonnage nous sommes donc passés devant Lorient, Boulogne-sur-mer étant toujours en tête… En valeur, Le Guilvinec est devant nous aussi, mais pas en tonnage.»

Pendant ces années de pêche, avez-vous noté des évolutions sur la présence de certaines espèces de poissons, la pollution de l’eau, etc. ?

«La pêche à la coquille a commencé à Noël 1961. Les quelques bateaux qui s’y étaient mis en rapportaient 100, 150 kilos. A mes débuts, en 1962, il me fallait toute une journée de pêche pour rapporter 200 kilos!

Nous n’avions pas les bonnes techniques, les moteurs faisaient 45 chevaux seulement…

Mais peu à peu les dragues ont évolué et sont devenues plus efficaces. Est aussi intervenu le phénomène de la vague de grand froid pendant l’hiver 1963.

L’eau de mer gelait, il avait commencé à se former de la banquise au bord de la plage chez nous. Dans le port du Légué, les bateaux ne pouvaient plus bouger, coincés par la glace. Pendant un mois la température avoisinait régulièrement les –20 degrés!

Les araignées et les pieuvres ne l’ont pas supporté, elles sont toutes mortes…

En l’absence de ces prédateurs, les coquilles se sont développées.

A force de travailler le fond –qui était dur comme du roc– en passant avec nos dragues nous l’avons nettoyé et cela a aussi favorisé leur prolifération: maintenant on peut en ramasser une tonne en une demi-heure!

Un autre phénomène à noter est l’apparition des algues vertes, autour des années 80, il a commencé à nous poser de réels problèmes. Il y en avait partout, nous ne voyions même plus certains de nos casiers!

Dans un autre domaine, les subventions européennes, nationales et départementales accordées à cette même époque ont, à mon avis, eu un effet négatif. Elles ont tout faussé…

Si vous achetiez un bateau, les subventions vous en payaient la moitié. Des armements se sont donc créés, et au lieu d’acquérir un bateau, ils en acquéraient deux!

C’est un des facteurs qui, engendrant la surpêche, a contribué à la diminution de la ressource en poissons…»

Quelles sont, à vos yeux, les spécificités des côtes et des mers bretonnes ?

«Je connais principalement la baie de Saint-Brieuc.

C’est le gisement de coquilles Saint-Jacques le plus riche de France.

Et pour le préserver, nous avons toujours établi des réglementations entre nous, les pêcheurs.

Quand nous avons commencé en 1962, nous pouvions pêcher 24 h sur 24, après: du lever du soleil jusqu’à son coucher. Ensuite nous avons encore réduit le temps de pêche autorisé à 6 heures, puis à 4 h30, puis à 2 h et 1 h30, jusqu’à en venir à 3/4 d’heure…

De plus, au départ, nous pêchions avec des anneaux de 72 millimètres de diamètre, ceux que nous utilisons aujourd’hui mesurent 97 millimètres, ce qui permet aux petites coquilles de passer à travers. Comme on le dit: il vaut mieux trier sur le fond que sur le pont!

Grâce à notre caisse, nous finançons nous-mêmes un avion pour la surveillance de la zone de pêche et les sanctions encourues par ceux qui ne respecteraient pas les contraintes fixées peuvent aller jusqu’à un an de suspension de licence de pêche.

Avant nous pouvions librement acheter un bateau de la longueur, la puissance de moteur, la taille de treuil que nous souhaitions, il n’y avait pas de réglementation. Maintenant, depuis 1988 il nous faut faire une demande de PME: «Permis de Mise en Exploitation» au niveau régional, avec le nombre de kilowatts, de tonneaux (aujourd’hui, une autre mesure équivalente appelée U.M.S), et la demande est accordée, ou pas.

Quand la pêche à la coquille a débuté, elle concernait 5 bateaux à Saint-Brieuc, 1 à Dahouët, 1 à St-Quay, et nous étions une quinzaine à Erquy. Maintenant, il y en a, à peu près, 50 à St-Quay, 50 entre Erquy et St -Cast, parce que les pêcheurs de St-Cast livrent leurs coquilles à la criée d’Erquy. Et il y a aussi Paimpol, cela doit faire dans les 250 bateaux à faire la coquille. Mais aujourd’hui tout le monde est limité à une tonne et chacun se doit de respecter les quotas.»

Y a-t-il des différences dans les pratiques de pêche des marins français et de leurs concurrents en Europe et au-delà ?

«Les Anglais pêchent la coquille toute l’année, principalement en baie de Seine. Ils les congèlent dans la cale du bateau, les débarquent en Angleterre et les revendent, en France même, sous forme de noix…

Les Espagnols sont partout, ce qui provoque des affrontements notamment avec les pêcheurs de thon. Surtout en Vendée, autour de l’Île d’Yeu… Ils sont soutenus par leur État, voire encouragés à frauder… Quand il y a interdiction de débarquer du merlu, ils les appellent des congres !

(Un Espagnol mange six fois plus de poisson qu’un Français…)

Mais ici, sans licence vous n’avez pas le droit de pêcher, et il y en a pour tout!

D’ailleurs, maintenant un bateau se vend avec la licence… un bateau sans licence ne vaut rien!

Ces licences, gérées par le Comité Départemental des pêches de Saint-Brieuc, sont également indispensables pour pouvoir vendre à la criée.»

La pêche est un secteur qui connaît régulièrement des crises, pour vous qui le connaissez bien, quelles sont les principales difficultés auxquelles sont confrontés les pêcheurs ?

«Pour ce qui concerne notre secteur, je pense que c’est bien organisé maintenant. Nous avons tout inventé et «essuyé les plâtres», mis au point les techniques de pêche, le matériel et la réglementation.

J’ai pour ma part formé 10 ou 15 jeunes qui aujourd’hui ont leurs propres bateaux.

Au Guilvinec par exemple, ils sont confrontés à d’autres problèmes et ont moitié moins de bateaux qu’il n’y a pas si longtemps…

La ressource diminue et il n’est pas facile non plus de trouver de nos jours des matelots prêts à partir pour 15 jours de mer d’affilée.

A Saint-Brieuc, nous avons aussi des hauturiers qui travaillent également pendant 15 jours. Ils pêchent dans la Manche, à Ouessant… Avant ils allaient du côté de l’Irlande mais plus maintenant. Ils débarquent le poisson à Roscoff toutes les semaines, mais eux ne descendent pas à terre, ils repartent directement en mer pour une nouvelle semaine…

Chez nous, même ceux qui pêchent au chalut ne vont pas très loin. Mais il n’y a plus grand-chose à pêcher… c’est la misère!

Sans parler du parc d’éoliennes qu’ils nous ont installé et qui prend une surface considérable, avec une interdiction d’approcher la zone à moins de 500 mètres, je crois…»

Marin-pêcheur n’est pas un métier réputé facile. Deux de vos enfants ont pourtant suivi les traces de leur père en toute connaissance de cause… Est-ce que cela vous a réjoui ? Leur aviez-vous conseillé ou au contraire déconseillé de le faire ?

«Un de mes fils a été matelot avec moi pendant 10 ans sur le Nazado (du nom d’Erquy pendant l’Antiquité).

L’autre devait reprendre la poissonnerie familiale, mais après y être resté 3, 4 ans, il a préféré aller en mer lui aussi!

L’un, qui pêche aussi au chalut (soles, raies, rougets-barbets et quelques seiches) et des maquereaux à la ligne, a une seule licence pour la coquille. L’autre qui a 3 bateaux, en a une seconde sur Saint-Malo où elles abondent également. Par contre, les seiches et les bulots ont nettement régressé…

Tous deux vendent leur pêche surtout par eux-mêmes, en direct dans un magasin de marée avec vivier, et pour l’un sur le marché aussi. Ils privilégient le circuit court auprès d’une clientèle régulière.

J’ai également mon petit-fils qui est patron maintenant, dans l’armement de son père…

Le métier n’est plus ce qu’il était à nos débuts! Comme je l’ai expliqué, nous avons tout nettoyé, retiré les «cailloux», ces rochers non fixes que l’on a peiné à enlever dans nos dragues, maintenant c’est propre et pour les pêcheurs de coquilles actuels, «c’est de la plaisance» qu’ils font ! …

Nous, nous étions dans un port, quand nous sortions, c’était pour 8 heures minimum. Nous devions attendre en mer pendant 2 ou 3 heures, dans le froid, l’heure officielle de la pêche. Aujourd’hui, ils peuvent sortir et rentrer quand ils veulent… juste pour l’heure.

Il y a davantage de confort aussi. J’ai eu mon premier ordinateur de bord avec un GPS différentiel en 1994. Un GPS aujourd’hui coûte 400 euros, j’avais payé le mien 30 000 ! L’ordinateur c’était 150 000 et 450 le trackball, une souris qui en vaut maintenant 15 euros !»

Vous restaurez actuellement un bateau. La mer vous manque-t-elle ? Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

«Il s’agit d’un petit bateau, 5 mètres de long (c’est qu’il faut l’amarrer après!).

Je n’ai gardé que la coque pour tout refaire à neuf. Cela fait 2 ans et demi que j’y travaille, j’ai dû y passer entre 1500 et 2000 heures !

Refaire un petit bateau comme cela est en fait encore plus difficile qu’un grand: tout y est au centimètre près! Pour monter quelque chose vous êtes souvent obligé de démonter autre chose que vous aviez installé avant…

J’ai refait le moteur, aménagé l’intérieur, installé un ordinateur, un GPS et tout…

J’aime travailler sur les bateaux et je l’ai souvent fait. J’ai même passé 6 mois au Guilvinec pour aider un de mes fils à en retaper un grand.»

«C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme» aurait dit l’aventurier Joseph Kessel, phrase popularisée par une célèbre chanson de Renaud. Est-ce vrai ? La mer est-elle une passion ?

«Pour moi, la mer est partout présente!

Même sur mon visage… surtout à mes débuts quand j’étais sur les premiers petits bateaux, jamais à l’abri, au retour de pêche, j’avais plein de sel autour des yeux, blanc! La peau bien salée!

Même à terre, ma maison étant sur une petite presqu’île, de tous les côtés la mer est là!

J’aime les belles balades que l’on peut faire derrière chez moi. De tout temps, j’ai eu beaucoup de plaisir à «travailler» là dans les rochers, à y «fouiner» partout… je me remémore constamment ces instants et quand je vais aller avec mon bateau, c’est là encore que j’irai…

J’ai beaucoup aimé mon métier.

Actuellement encore, un de mes fils –l’autre n’en a plus besoin– m’appelle parfois le matin au téléphone: «Dis Papa, où irais-tu aujourd’hui…?» en fonction de la météo, des vents, de la marée… J’ai encore toutes les données et les moindres détails des lieux en tête!

J’ai pris ma retraite à 55 ans. Pendant les années qui ont suivi, j’ai aidé mes enfants, effectué pour eux quelques remplacements quand ils en avaient besoin… Mais à 60 ans, quand l’opportunité s’est présentée –un de mes anciens bateaux se trouvait en vente– je l’ai racheté et rénové intégralement pour refaire 5 années de pêche (à la coquille uniquement) avec un ami marin pêcheur retraité comme moi. Et nous y avons pris beaucoup de plaisir!

A 65 ans, je me suis lancé dans un chantier minutieux: la rénovation intérieure de toute ma maison.»

Malgré les avancées technologiques en matière de sécurité, parfois «la mer prend les hommes» sans les rendre aux leurs… Avez-vous essuyé des tempêtes particulièrement terrifiantes, ou connu d’autres épisodes qui vous ont fait craindre pour votre vie ou celle de membres de l’équipage ? Est-ce une pensée qui étreint les marins au moment de «larguer les amarres» ?

«Quand j’avais des plus petits bateaux, nous partions parfois sans savoir si nous allions revenir… mais les coquilles étaient plus chères quand il faisait mauvais temps.

Il m’arrivait donc de partir avec une petite crainte. Je n’avais pas peur pour moi, mais pour mon matelot. C’est une responsabilité … Prendre éventuellement des risques pour sa propre vie est une chose mais en faire prendre pour celle des autres…

J’ai souvent été bien content de tourner au bout du quai!

Mais j’ai très rarement fait demi-tour. Les autres rentraient, nous on partait!

Je me suis parfois vu partir tout seul. Je me souviens d’une fois, c’était le lendemain du jour de l’an, il faisait vraiment mauvais, nous devions aller pêcher à Saint-Malo, de tous les bateaux de Saint-Cast, de Saint-Malo, j’étais le seul dehors!

Les grosses vagues, les grands vents… c’est une façon de naviguer. Plus on navigue, plus on sait naviguer! Et j’aime le gros temps, me faire secouer comme cela… Quand j’arrivais le soir, je me sentais en forme!

A des endroits particuliers par contre, planait toujours la crainte de la panne. En certains lieux où nous allions, nous n’avions pas le droit de tomber en panne, le bateau et les hommes y seraient restés. C’est pour cela que j’ai toujours été très vigilant et méticuleux quant à l’entretien des moteurs.

Il arrive aussi parfois hélas des accidents, évitables ou non…

Mon petit-fils a vécu le drame de perdre ainsi l’un de ses copains à 18 ans, alors qu’ils étaient en mer ensemble.

Il n’y a pas si longtemps aussi, à cause d’une erreur humaine, un bateau a sombré emportant avec lui 6 hommes de son équipage, un seul ayant survécu.

Les marins sont censés maintenant porter des vêtements de sécurité, mais ces VFI –vêtements de travail à flottabilité intégrée– un peu engonçants, sont souvent trouvés gênants pour les mouvements.»

Parmi les nombreuses inventions qui ont jalonné l’histoire de la navigation, depuis la boussole au GPS en passant par le sextant, ou encore le moteur, les sonars, etc., quelle est l’invention qui, selon vous, a le plus révolutionné la navigation ?

«C’est difficile à dire. Je pense que ce sont les tables traçantes, les GPS, les radars…

Mais cela a aussi été un malheur, en nivelant tout le monde.

Et maintenant ils n’ont plus la même connaissance de la mer. Ils ne la regardent plus autant. S’ils sont en panne d’ordinateur, ils ne sortent pas !

A l’époque, avec une brume à couper au couteau dans laquelle on ne voyait pas à 10 mètres, je relevais tous mes casiers et rentrais rien qu’avec le compas et le temps de trajet. Nous savions lire jusqu’aux remous de l’eau près des rochers: ils nous indiquaient à quel endroit nous nous trouvions…

J’ai noté tous les alignements et les meilleurs endroits de pêche sur la table traçante de mon bateau.

La première année quand je l’ai vendu à mon fils, il m’appelait tous les matins pour me demander conseil. Tenir compte de la météo, des vents, de la marée est essentiel et pour les lieux, je pouvais le guider à distance dans le détail de tous les repères…»

En ces temps de Vendée Globe, la navigation est plus présente dans les médias. Êtes-vous également intéressé par la voile et suivez-vous ces grandes courses ?

«Je m’intéresse à toutes ces courses et je les suis: le Vendée Globe, la route du Rhum, le Figaro…

J’avais acheté un voilier en bois pas très cher. Il avait une grande quille et se trouvait sur béquilles dans le petit port de Dahouët. Mais par un coup de mauvais temps, ces béquilles ont brisé la coque et il a coulé dans le quai. Je l’avais remonté pour le retaper à la maison, mais je ne l’ai jamais fait.

J’ai aussi eu un bateau qui avait tout de la forme d’un voilier. J’ai passé beaucoup de temps à le gréer à la voile de A à Z, rallonger les mâts, etc.

J’ai fait un peu de pêche avec, mais je l’ai revendu.»

Y a-t-il une certaine concurrence, voire un peu d’antagonisme entre ceux qui naviguent à la voile et ceux qui sont «à moteur» ? De même, quelles sont les relations entre les  plaisanciers et les professionnels de la mer ?

«Je ne pense pas qu’il y ait d’antagonisme. En règle générale, les différents «usagers de la mer» vivent en bonne entente…

Certains plaisanciers pêchent finalement pas mal de poissons, ce qui représente une certaine forme de concurrence… Mais c’est plutôt entre marins-pêcheurs que surviennent parfois quelques fâcheries!

Surtout à des moments où la ressource était moins abondante, quand certains moins «doués» que d’autres, les voyaient débarquer au port de belles pêches, ils avaient parfois tendance à les suivre de près en mer les jours suivants, ce qui est très agaçant! J’ai toujours trouvé mes «coins» tout seul, sans jamais chercher à suivre personne.

En mer, on est toujours prêt à venir en aide pour tirer quiconque d’un mauvais pas, pour dépanner ou porter secours si nécessaire. J’ai ramené des gens qui avaient des câbles coincés dans l’hélice, sans vouloir être indemnisé ou faire marcher une assurance quelconque comme c’est parfois le cas.»

Quel regard un «terrien» jette-t-il sur un marin et de même quel regard, quelle opinion a le marin quant aux personnes qui «restent à terre» et y vivent ?

«Bien que très différents, je crois que l’on a un profond respect les uns pour les autres. Dans mon enfance, j’ai bien connu le monde agricole. L’on pourrait comparer l’évolution de la pêche et celle de l’agriculture avec l’arrivée de leurs gros engins …

Nous n’aurions jamais dû avoir de si gros bateaux. Nous aurions mieux fait de garder des plus petits…»

Dans les ports, l’on voit souvent, sur un banc, trois ou quatre vieux marins tout près de la mer… Quelles peuvent être leurs pensées, leurs regrets, leurs échanges? Que pensent-ils des touristes qui passent devant eux ?

«Je pense tout simplement qu’ils s’ennuient!

Il y en avait effectivement toujours 3 ou 4 ainsi, tout le temps ensemble chez nous les après-midis…

Il faut dire qu’il n’y a pas si longtemps, la retraite était à 50 ans pour eux. Ceux qui travaillaient sur les voiliers partaient pour 6 mois et étaient embauchés le reste de l’année dans les carrières de grès rose nombreuses dans la région.

Erquy a beaucoup changé. Ces anciens disent ne plus reconnaître le bourg de leur jeunesse.

Les maisons sont achetées pour des résidences secondaires par des gens qui ne s’impliquent pas du tout dans la vie locale, allant jusqu’à se montrer parfois méprisants.

A cause de la flambée du prix de l’immobilier que cela engendre, il n’y a plus de jeunes. Ils ne peuvent pas acheter ni construire et sont obligés d’aller à l’intérieur des terres dans la campagne pour se loger…»

Si vous deviez recommencer votre vie, choisiriez-vous à nouveau le même chemin et les mêmes engagements ?

«J’aurais fait la même chose, mais pas de la même façon… parce que j’ai beaucoup appris, fait des erreurs, je ne referais donc pas tout à fait pareil !

Je serais peut-être bien retourné à Terre-Neuve, mais je ne serais pas resté novice!

Ce sont les anciens copains d’école à Erquy qui, déjà installés, m’ont convaincu de plutôt venir pêcher avec eux.

Plusieurs avaient un bateau neuf qui les attendait au retour de leur service militaire…

Si j’avais eu cette chance et un peu plus de moyens, je pense que j’aurais été assez «précurseur». J’ai inventé et mis au point chez le forgeron plusieurs prototypes qui ont grandement amélioré le travail et la sécurité sur nos bateaux, évitant bien des blessures et sauvant même des vies, comme, entre autres, ce nouveau système plus facile et plus rapide pour virer les dragues et les faire remonter toutes seules…

Oui, sans aucune hésitation, ce serait toujours la mer, la pêche… Mais en s’y prenant parfois autrement!»