«L’alimentation, l’agriculture sont mondialisées. Et cela ne fera que s’accélérer. La France ne nourrira pas à nouveau 100% de sa population avec son agriculture.

C’est complètement perdu, et à mon avis: mission impossible!

La seule chose qui lui reste, c’est cette dimension de produit qualitatif, avec des circuits courts, etc., mais qui ne concerne peut-être que 20 ou 25% de la population.»

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Quand au cœur de l’automne, en Centre Bretagne, sont évoqués les champignons, c’est souvent pour y associer balades en sous-bois, paniers d’osier et belles poêlées odorantes au coin du feu…

Marie-Laure Jarry, elle, pense aussi salariés, parts de marché, concurrence chinoise ou stratégie de développement !

En effet, cette Bretonne d’adoption –au talent entrepreneurial qui a fait ses preuves des années durant, à des postes de direction chez Danone, Gault & Millau puis Maison Le Goff– a décidé de relever un nouveau défi en prenant les rênes de l’entreprise Eurosubstrat, spécialisée dans la production et la distribution de supports de culture pour champignons exotiques, en terres callacoises.

Cheffe d’entreprise passionnée, elle a bien voulu accorder un peu de son précieux temps, nous faisant découvrir pour vous, l’univers méconnu de la culture du champignon, dans ce contexte économique si particulier qu’elle décrypte avec autant de simplicité que d’expertise, en des termes accessibles à tous…

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  • Pouvez-vous vous présenter brièvement?

«J’ai 49 ans et suis nîmoise d’origine. J’ai deux enfants, une fille qui a 17 ans et une autre qui en a 13.

Je suis chef d’entreprise et j’aime beaucoup ce que je fais.

A l’issue d’une formation en marketing commercial, j’ai commencé ma carrière professionnelle chez Danone où je suis restée 12 ans. J’ai par la suite intégré le comité de direction du guide gastronomique Gault & Millau. Pendant 9 ans je m’y suis occupée du commerce, du marketing et de la communication. Je suis ensuite arrivée en Bretagne pour diriger la biscuiterie finistérienne Maison Le Goff et maintenant la société Eurosubstrat, ici à Callac.»

  • Vous avez fait vos «premières armes» dans l’agroalimentaire chez Danone où vous avez évolué sur différents postes, vous voyant confier de plus en plus de responsabilités. Qu’est-ce qui vous a marquée durant ces années au sein d’un des «poids lourds» de l’agroalimentaire français?

«J’ai vraiment beaucoup aimé cette entreprise, c’est elle qui m’a formée.

Elle était cotée (en bourse, NDLR) et avait donc un niveau d’exigence élevé sur la performance dans les postes, mais aussi une véritable volonté d’accompagner le développement des personnes. Dans l’esprit du fameux discours «Croissance et qualité de vie » prononcé par son fondateur Antoine Riboud –lors des assises du Conseil national du patronat français en 1972– qui marqua la naissance du double projet social et économique, fondement du modèle de cette entreprise.

«Nous devons nous fixer des objectifs humains et sociaux, disait-il, la croissance ne devra plus être une fin en soi, mais un outil qui, sans jamais nuire à la qualité de la vie, devra au contraire la servir…» ou encore: «Conduisons nos entreprises autant avec le cœur qu’avec la tête et n’oublions pas que si les ressources d’énergie de la terre ont des limites, celles de l’Homme sont infinies s’il se sent motivé.»

Dans cette façon de ne pas considérer uniquement le capital tel qu’on l’entend mais aussi le «capital humain», il était très avant-gardiste et son fils Franck, après lui, a continué à diriger l’entreprise avec cette vision…

Ils engageaient beaucoup d’argent pour la formation, nous étions vraiment tout le temps très bien formés.

C’était une entreprise qui, à l’époque, ne mettait pas tellement le focus sur l’objectif en tant que tel, elle dépensait plus d’énergie et de moyens sur le «comment» réussir à l’atteindre: une vraie façon d’accompagner les personnes pour qu’elles atteignent leurs objectifs, sans toujours mettre la pression sur le résultat attendu en tant que tel… Et cela, je l’ai vraiment apprécié!»

  • Vous avez ensuite travaillé chez Gault & Millau, pouvez-vous présenter à grands traits l’entreprise et quelles y étaient vos principales missions?

«C’est une entreprise très «touchante», parce qu’elle a été fondée dans les années 70 par Henri Gault et Christian Millau, tous deux journalistes et chroniqueurs à la base.

A l’époque, on n’allait pas au restaurant comme l’on y va maintenant. Cela ne concernait qu’une certaine catégorie de la population, et l’offre n’était pas du tout aussi diversifiée qu’aujourd’hui. Je pense qu’ils ont eu l’intuition que le secteur allait beaucoup changer.

C’était donc assez «incarné» comme entreprise…

Et pour moi, cette gastronomie est vraiment une des forces de la France, cette qualité de produits que l’on peut y trouver… et Gault & Millau est un patrimoine!

J’ai beaucoup aimé les neuf années que j’y ai passées. Et pourtant à mon arrivée, l’entreprise était en grande difficulté, parce que c’était un média qui vivait de la vente de pages de publicité et que cela ne fonctionnait plus. Embauchée comme directrice commerciale avant de cumuler commerce, marketing et communication, j’ai dû réinventer le modèle de l’entreprise, c’était passionnant!

Il a donc fallu imaginer un modèle différent, et le travail considérable que nous avons mené a porté ses fruits: quand je suis arrivée, l’entreprise perdait de l’argent, quand je suis partie, elle était revendue deux fois et demie sa valeur!»

  • Qu’est-ce qui vous a poussé à venir en Bretagne, et plus particulièrement à prendre la direction de la biscuiterie artisanale Maison Le Goff?

«Comme je l’ai dit, l’entreprise a été revendue, j’y étais restée 9 ans… j’ai pensé que le temps était venu pour moi d’aller chercher le poste «du dessus». J’ai toujours voulu diriger une entreprise…

Il est vrai que les actionnaires de Gault&Millau m’avaient déjà précédemment proposé la direction générale. Ils avaient vu en moi un potentiel auquel je croyais aussi, mais j’avais refusé pensant à ce moment que c’était un peu tôt…

Je vivais depuis 17 ans à Paris quand l’opportunité pour la Bretagne s’est présentée…

Ce n’est pas que je voulais spécialement quitter la capitale, mais je savais que les entreprises agroalimentaires et leur direction ne se trouvent pas à Paris, mais en province. Les usines qui produisent, que ce soit de la conserve, du biscuit ou tout autre produit en agroalimentaire sont en région…

Si c’était ce que je voulais faire, il me fallait de toute façon «bouger» de Paris!»

  • La Bretagne fut-elle pour vous une découverte à ce moment-là? Quel regard portez-vous sur cette région, et quels sont à vos yeux ses atouts et ses faiblesses?

«Je suis tombée amoureuse de la Bretagne!

Mais quand on vient s’y installer, c’est assez déstabilisant… parce que en tant que touriste l’on a une image très unifiée de la Bretagne, en y vivant par contre, l’on s’aperçoit qu’en fait elle est constituée de beaucoup de différentes parties… Cette unité bretonne existe à l’extérieur, mais pas à l’intérieur! Peut-être est-ce particulièrement prégnant chez les Finistériens et moins chez d’autres, Costarmoricains ou Rennais? Je ne sais…

C’est en tout cas, personnellement ce qui m’a le plus marquée!

Je trouve par ailleurs que c’est une région qui a un gros atout: elle est très fière de son territoire et très mobilisée pour le défendre, pour qu’il s’y passe plein de choses positives!

Les Bretons font preuve d’un réel engagement, que ce soit pour leur territoire, pour leurs entreprises, pour leur patrimoine, pour leur culture, qui est vraiment à souligner et qui a traversé toutes les générations, cela reste vrai chez une personne qui a quatre-vingts ans, comme chez une qui en a 15! C’est vraiment un aspect très positif…

Par contre, si vous n’êtes pas breton, un certain «entre-soi» rend franchement compliquée l’intégration. Pour ma part, le fait que je sois chef d’entreprise et le rôle qui en découle m’ont aidée, sinon je crois que ce n’aurait pas été simple!»

  • Il y a bientôt un an, vous avez été choisie par le fonds Breizh Rebond pour prendre la direction de cette entreprise à Callac, toujours dans le secteur agroalimentaire.
    Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le fonds Breizh Rebond et comment s’est fait ce choix?

«Breizh Rebond, c’est vraiment un positionnement unique…

Il a été créé par Xavier Lépine, son président actuel, qui est un professionnel du financement au sens large. Il a eu l’idée de créer ce fonds pour accompagner l’industrie et les entreprises bretonnes, des entreprises en grande difficulté ou qui ont besoin de franchir une étape dans leur développement parce qu’elles n’ont pas investi par manque de vision ou de possibilités…

Il s’agit donc d’un territoire clairement limité, et un fonds vraiment identitaire en ce sens que les personnes qui ont suivi X. Lépine dans cette aventure sont les banques régionales et la Région.

Quand Breizh Rebond devient ainsi propriétaire pour un temps d’une entreprise, bien que les banques et la Région aient investi, la gouvernance demeure totalement indépendante et privée. C’est vraiment eux qui gèrent, des dossiers peuvent leur être suggérés mais pas imposés. Tout reste de leur pleine décision…

Il n’existe pas de fonds aussi unique ou identitaire dans les autres régions… Je pense qu’elles devraient toutes faire de même! On ne peut que le leur souhaiter!

En ce qui me concerne, il s’est trouvé qu’ayant déjà rencontré Xavier Lépine et une partie de l’équipe de Breizh Rebond chez Maison Le Goff, quand ils ont eu l’opportunité de se positionner sur le rachat du dossier Eurosubstrat, ils m’ont sollicitée pour savoir si cela m’intéressait…»

  • Vous êtes donc maintenant la présidente d’Eurosubstrat à Callac. Pouvez-vous nous présenter cette entreprise?

«C’est une entreprise qui va fêter ses 30 ans l’année prochaine: un grand événement pour nous!

Elle a été cofondée en 1995 par Jean-Claude Thomas et Fernando Pozza. Ils étaient tous les deux producteurs de champignons, l’un tout près d’ici à Saint-Nicodème, l’autre en Italie. Ils se sont rencontrés sur un salon, se proposant d’intégrer la filière en produisant leur propre substrat. C’est ainsi qu’est née l’idée de créer Eurosubstrat à Callac. Les débuts n’ont pas été simples, mais ils ont réussi à monter cette entreprise. Et le fait qu’elle ait tenu jusque-là, prouve que la vision était bonne et que l’exécution l’a été aussi à un moment donné pendant plusieurs années…

Aujourd’hui, nous ne sommes que quatre en Europe à faire ce métier, en utilisant deux technologies différentes. Ici, nous travaillons sur paille, ce que nous appelons la technologie de pasteurisation; des concurrents utilisent le copeau et la sciure de bois pour une technologie dite «stérile».

Nous sommes donc un de ces quatre acteurs européens, ici à Callac, ce qui est pour nous une vraie fierté!

L’entreprise a un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros et produit 12000 tonnes de substrat par an. Elle compte une trentaine de salariés, exporte 55% de son chiffre d’affaires et ce dans toute l’Europe: en Suède, en Espagne, au Portugal, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre bien sûr. Nous avons «ouvert» la Pologne cette année, et avons quelques pistes de prospection en Autriche et en Suisse. Nous avons aussi un client au grand export qui se trouve en Israël.»

  • Quels sont les principales matières premières dont vous avez besoin pour votre activité? Trouvez-vous des fournisseurs à proximité?

«Le premier de nos deux gros achats est la paille: nous en achetons à peu près 5 000 tonnes par an. A cause de la spécificité requise, elle provient de territoires bien particuliers : principalement la Vienne, les Deux-Sèvres, la Vendée, et un peu la Normandie. La paille bretonne est trop humide…

La façon dont la paille est récoltée sur champ, dont elle est pressée ou pas… tout cela a une grande importance, car un champignon ennemi qui s’appelle le trichoderma peut se loger dans la fibre…

Ensuite c’est le mycélium, la semence du champignon qui est greffée sur des graines de millet.

Nous l’achetons donc en grandes quantités puisque c’est notre savoir-faire…

Dans la recette nous utilisons aussi du plâtre, de la sciure, du son de blé, des oligoéléments comme le zinc et le manganèse. Tous ces éléments, qui sont en fait des nutriments ou des vitamines, vont aider le champignon à se développer.

Nous produisons du substrat pour trois variétés de champignons exotiques: le pleurote, le shiitaké et le pholiote. Nous élaborons aussi un substrat pour un autre champignon qui s’appelle l’éryngii.

Ce sont à chaque fois des semences, des recettes et des temps de préparation et d’incubation différents (entre un mois et sept semaines).

Le producteur qui réceptionne notre substrat va le mettre dans les conditions de culture puis va récolter. Les champignons commencent à pousser au bout de 4 à 8 jours…»

  • Vous espérez pouvoir faire croître rapidement votre activité. Le marché des champignons est donc «porteur»?

«Oui, il est porteur, mais difficilement… L’univers du champignon exotique doit être envisagé au niveau européen, la France n’est qu’un acteur (et en plus pas très dynamique sur le marché!).

La dynamique du marché se situe plutôt au Royaume-Uni, en Allemagne et aux Pays-Bas, parce que ces pays sont habitués à tester des nouvelles variétés, de nouveaux types de champignons, etc. Ce qui n’est pas le cas des Français…

Et ce qui est frustrant aujourd’hui dans l’appareil productif européen, c’est qu’il ne sert pas la demande, particulièrement en pleurotes, notamment pendant la saison. Il ne produit pas suffisamment de volume par rapport à la demande.

Demain vous diriez, à Lidl par exemple, que vous pouvez livrer ses 7 bases toute l’année en pleurotes, il serait ravi, parce que c’est effectivement ce qu’il recherche…

Il n’y a pas vraiment eu d’industrialisation de ce métier. C’est la raison pour laquelle nous manquons de volumes et de chiffres aussi, il faudrait plus de dispositifs pour soutenir la demande du frais qui existe. C’est un marché qui est dynamique!

A Callac, nous avons des perspectives de développement : aujourd’hui nous produisons 12000 tonnes et nous avons dimensionné, investi dans l’entreprise pour qu’elle puisse se développer, pour mieux gagner notre vie, mieux financer nos investissements, nous devons le plus rapidement possible atteindre les 15000 tonnes. C’est-à-dire, croître au plus vite de 3000 tonnes. Dès 2025, je l’espère !

Le problème ne se situera pas du côté de la production, mais au niveau de la recherche de clients producteurs, de nouvelles parts de marché pour pouvoir le faire.»

  • Vous évoquiez il y a peu de temps que pour le champignon, les débouchés ne se limitaient pas à la consommation alimentaire… pouvez-vous nous en dire plus?

«En effet, le marché du champignon exotique ou du champignon en général, et du mycélium même, se diversifie, vers le milieu du cosmétique et du complément alimentaire, mais aussi celui de la construction… Le monde du champignon est très vaste!

Un client qui travaille dans les cosmétiques nous a contactés parce qu’il voulait du shiitaké pour ses crèmes…

Mais pour le moment, notre ambition est vraiment de rester dans l’alimentaire… Après nous verrons si nous nous dirigerons vers d’autres marchés, pour l’heure c’est un peu tôt!»

  • Une telle entreprise est importante pour le secteur de Callac et le Centre-Bretagne. Peut-elle être amenée à se développer davantage sur le même site ou cela passerait-il nécessairement par la création d’une (ou plusieurs) nouvelle(s) structure(s) ?

«Les 3000 tonnes supplémentaires dont j’ai parlé se produiraient donc sur ce site. 15000 tonnes sera déjà une belle capacité!

Si nous voulions produire encore davantage, il faudrait prévoir un agrandissement, notamment sur la partie des serres où se fait l’incubation, et nous avons la capacité foncière pour le faire. Nous pouvons donc déjà nous projeter ici sur Callac.

Si par contre nous choisissions d’investir dans l’autre technologie sur copeaux de bois, là ce serait peut-être sur un autre site…

En ce moment nous réfléchissons à voir si c’est pertinent ou pas pour nous… Dans l’année 2025, nous allons faire des visites à l’étranger pour nous en faire une idée…

C’est en réflexion stratégique!»

  • Vous êtes une observatrice privilégiée des questions agroalimentaires, et la «souveraineté alimentaire» a fait débat il y a peu. Que constatez-vous en ce domaine?

«Je pense que la France perd une partie de sa souveraineté alimentaire. Pour beaucoup de raisons, à commencer par la grande distribution qui se bat et qui parle du prix depuis qu’elle s’est créée, c’est-à-dire depuis les années 60, l’on vous explique que se nourrir c’est du prix, mais c’est fondamentalement faux!

Si les consommateurs français savaient ce que c’est que de produire de la nourriture… je le sais pour l’avoir vécu : c’est très difficile !

C’est vraiment un métier très dur, que ce soit pour nous dans la version industrielle, comme pour les agriculteurs. Beaucoup de facteurs entrent en jeu et génèrent du stress, je l’ai connu à la biscuiterie lors des pannes de machines par exemple…

Et nous nous sommes prémiumisés, c’est-à-dire que la France aura toujours ses «bons petits produits», elle proposera toujours une production qualitative mais elle ne sera fondamentalement jamais compétitive sur l’alimentation accessible.

On le voit avec le poulet qui est importé d’ailleurs pour servir des demandes de bas prix et certains niveaux de restauration.

La France n’est absolument pas compétitive et elle ne le sera pas parce qu’elle a trop de normes, trop de charges et aussi parce qu’il n’y a plus de gens qui veulent faire ce métier…

Tout cela lié à l’effet de la grande distribution… à force de tirer les prix vers le bas, en termes de marge, les producteurs ne peuvent pas s’en sortir!»

  • Votre position vous amène à travailler avec des entreprises dans divers pays, quelles différences en ce domaine avez-vous notées ?

«Je pense qu’il y a des distributions qui sont plurielles… Mais en même temps, je vois que par rapport à d’autres pays, en France nous avons la chance d’avoir une demande nationale assez forte. Certains marchés, comme la Pologne ou des ex-pays de l’Est n’ont pas cette demande intérieure, tout ce qu’ils produisent est pour l’export.

C’est aussi un sujet de savoir comment on nourrit les gens de notre propre pays…

En France, nous avons quand même encore une culture du produit, même si, comme je l’ai dit, elle se prémiumise et ne sera réservée qu’à une partie de la population, celle qui a l’éducation, celle qui a les revenus…

Mais cette demande intérieure et cette production intérieure sont bien là, alors que dans d’autres pays, elles n’existent carrément pas.»

  • L’agriculture semble connaître crise sur crise depuis quelques décennies, pourquoi ? Et, selon votre analyse, que faudrait-il faire pour y remédier ?

«L’agriculture intensive, d’autres pays la font mieux que nous et pas cher…

Je pense au Brésil, à la Chine et bien d’autres qui n’ont pas les mêmes normes, ne payent pas le même prix de l’énergie ni les mêmes salaires que nous.

L’alimentation, l’agriculture sont mondialisées. Et cela ne fera que s’accélérer.

La France ne nourrira pas à nouveau 100% de sa population avec son agriculture.

C’est complètement perdu, et à mon avis : mission impossible !

La seule chose qui lui reste, c’est cette dimension de produit qualitatif, avec des circuits courts, etc., mais qui ne concerne peut-être que 20 ou 25% de la population.

Le marché de l’agricole, comme le reste des marchés d’ailleurs, est mondialisé et il est difficile d’être compétitif, par rapport à un Brésilien entre autres, par exemple… et c’est pour cette raison que l’on a ré-ouvert de grandes exploitations avicoles, parce que sinon, vu les coûts… cela ne tient pas !

Je pense que potentiellement nous aurons faim avant d’avoir soif !

Nous allons nous mettre à dépendre d’autres pays, y compris pour notre alimentation.»

  • Face à la concurrence étrangère, notamment des « pays continents » comme les États-Unis, la Chine, mais pas seulement, les filières agroalimentaires françaises vous semblent-elles menacées ? La France a-t-elle malgré tout des atouts à faire valoir offrant encore de belles opportunités de développement à ces filières ?

«La notion de filière est très importante et c’est vraiment ce qui fait notre force, c’est-à-dire, ce qui est produit ici, la matière première elle-même…

Pour ce qui concerne notre cas, par exemple, il n’existe pas de filière France dans le secteur du champignon exotique, c’est vraiment quelque chose qu’il faut que l’on réussisse à construire. Parce qu’en ce moment, via l’Espagne, du substrat chinois arrive en conteneurs congelés pour produire du shiitaké.

Ils ont des atouts: un process qui est plus fiable et de meilleurs rendements que notre substrat. Et aujourd’hui, l’Europe n’accorde aucune importance à la provenance du substrat, ce qui compte pour elle c’est le lieu où est produit le champignon.

Vous pouvez ainsi très bien trouver sur un marché bio à Brest ou à Callac, un petit producteur dont les champignons auront poussé sur un substrat importé de Chine !

Pour moi, la notion de transparence est primordiale! Le 100% France existe, et dans beaucoup de métiers. Il faut que soit connue sa valeur réelle: quel est son niveau de qualité, quelles personnes il nourrit…

Quand j’étais chez Maison Le Goff, je militais dans un collectif qui s’appelle « En Vérité » pour qu’il y ait plus de transparence sur l’origine des matières et des produits que l’on consomme.

Et je continue à œuvrer en ce sens parce que j’aimerais vraiment que l’on puisse faire bouger l’Europe sur ce sujet. Que l’on ne dise qu’un champignon est européen que quand il est produit sur du substrat européen!

Je pense donc, pour répondre à votre question, qu’il existe des moyens de se différencier sur ce système de filière 100% France.»

  • La France, comme d’autres pays occidentaux, a connu une vaste désindustrialisation à la fin du siècle dernier. L’agro-alimentaire semble avoir mieux résisté que la plupart des autres secteurs. Pourquoi selon vous ?

«Nous avons quand même en France, cet historique dans la « food » (la nourriture, NDLR), ce qui est précieux.

Malgré tout, nous avons beaucoup d’entreprises, PME et ETI, qui sont en difficulté. Et c’est un vrai sujet d’alerte !

La région Bretagne, dont c’est le secteur majeur, a pourtant su travailler pour que les entreprises restent compétitives, pour se diversifier, pour innover, etc.

Mais depuis le Covid, les marges de ces entreprises se sont nettement fragilisées.

Léonard Prunier, un homme que j’apprécie beaucoup, président de PME –une charcuterie familiale historique dont il est la quatrième ou cinquième génération – et aussi président de la FEEF (Fédération des Entreprises et Entrepreneurs de France), vient à nouveau d’alerter en publiant des chiffres révélateurs: nous sommes passés en 7 ans de 19% à 33% de PME-ETI déficitaires!

Nous avons subi une très forte augmentation de nos coûts, sans avoir pu répercuter comme nous aurions dû le faire, malgré la hausse que l’on constate tous quand nous faisons nos courses…

Cela a clairement fragilisé le tissu des entreprises de l’agro-alimentaire.»

  • Craignez-vous que les diverses tensions internationales ou la situation nationale (notamment budgétaire) aient un impact sur votre activité ?

«Je prends du recul par rapport à cela…

J’ai fait le choix d’augmenter fortement les salaires dans l’entreprise. En France, le SMIC est à 1800 €, à Eurosubstrat notre premier salaire est à 2400 €. Après, il faut aller chercher les volumes et le chiffre d’affaires qui correspondent… Mais je pense qu’il y a moyen de faire des choses aujourd’hui.

Ceci dit, il est certain que si les charges se remettent à augmenter, cela va quand même être compliqué…

Il y a aussi les aides au développement, à l’investissement, etc.

Je sais que les bouleversements internationaux peuvent créer des rebondissements, mais l’on aura toujours besoin de se nourrir et les entreprises persévéreront dans la volonté de tout mettre en œuvre pour continuer à se développer.

Un manque de vision de l’État sur bien des questions est indéniable. La désindustrialisation de la France montre clairement que jamais personne ne s’y est vraiment intéressé. Et l’on s’étonne maintenant que c’est moins de 10 % de notre PIB ! Mais l’industrie, c’est 30 ans d’investissements et des sommes énormes à dégager pour créer du capital !

Je pense cependant que les entreprises continueront… Mais quel dommage pour la France, cette absence de vision sur ce qu’est l’entreprise!»

  • A la tête d’entreprises bretonnes depuis plusieurs années, vous vous investissez également dans les chambres consulaires, quel est leur rôle et pourquoi avez-vous choisi de vous y investir ?

«Effectivement quand je dirigeais Maison Le Goff, j’étais à la Chambre de Commerce et d’Industrie du Finistère. Mais quand j’ai décidé de venir à Eurosubstrat (en Côtes-d’Armor), j’ai dû donner ma démission au préfet du Finistère parce que l’on n’a pas le droit, quand on est élu dans une chambre consulaire d’un département de continuer si on le quitte…

Un tel engagement est important pour moi, je veux être un acteur impliqué dans la vie locale, sur le territoire où je travaille…

Le Centre Bretagne a peu d’entreprises de notre taille, nous avons un rôle important à jouer localement.

Ici, je me suis tournée vers le Keréden, ex-institut de Locarn. Lors d’une émission économique, j’avais eu l’occasion de rencontrer Gilbert Jaffrelot, président de l’association qui veut redonner vie à cette belle institution et j’ai décidé de m’y impliquer le mieux possible… Je participe notamment à la grande réflexion qui y est menée actuellement autour du sujet très important de l’emploi des jeunes…

Les chambres consulaires apportent un précieux soutien à l’entrepreneuriat, au développement de l’entreprise, à son accompagnement, etc. C’est aussi la mise en relation de différents types de compétences… Mais le présent engagement au Keréden est pour moi aussi par rapport à son fondateur et à ses valeurs, aider à faire en sorte que ce lieu puisse continuer à rayonner au service non seulement de l’entreprise, mais aussi des citoyens…»

  • Comment jugez-vous le tissu économique breton ? Quel est votre regard sur son avenir ?

«Pour ce que je connais de l’agroalimentaire, qui est mon domaine, je le trouve vraiment très dynamique. Et on voit comment ces générations des années 70, ont créé de formidables ETI et de très belles PME. Le Graët, Hénaff, Savéol… que de projets construits !

Il faut maintenant que les nouvelles générations prennent le relais et que les transmissions se fassent correctement. C’est un des enjeux pour la Bretagne.

Et puis, comment, nous Bretons ou industries agroalimentaires bretonnes, pouvons-nous dans cette internationalisation, rester compétitifs ?

Mais sur cette question, je suis positive, d’abord parce que ces entreprises ont quand même atteint des tailles critiques qui sont vraiment intéressantes, et qu’elles se sont ouvertes sur l’innovation et sur le monde aussi…

Dans le domaine agroalimentaire, par rapport à la France, la Bretagne a, me semble-t-il, une solidité et une longueur d’avance. Encore faudra-t-il savoir les conserver !»

  • Diriger une entreprise, c’est aussi gérer des hommes et des femmes au quotidien, mais également avoir la responsabilité de leur moyen de subsistance, etc.
    Est-ce difficile ? Notez-vous des évolutions en ce domaine ou des différences régionales ?

«Il y a une différence entre cadre et non-cadre. Avant de venir ici, j’ai surtout dirigé des équipes de cadres…

Je trouve les personnes très attachées à leur entreprise et vraiment motivées pour qu’elle se développe. C’est ce qui me marque!

Et par rapport aux turbulences nationales ou internationales que nous avons évoquées, le fait de se sentir bien dans l’entreprise dans laquelle on travaille est un ancrage, un pilier…

En tout cas, je le vis comme cela avec mes salariés. Faire en sorte que tout fonctionne, qu’ils soient entendus, écoutés, est très important pour moi. Et nous avons la chance d’être une petite entreprise.

Il peut bien sûr m’arriver d’être absente, mais ordinairement je vois quasiment tous mes salariés deux fois par jour. C’est une proximité que j’apprécie. Je crois beaucoup plus à ce modèle qu’à celui du « très gros »… L’entreprise doit être un endroit où l’on trouve de la stabilité.

S’y ajoute ici, le côté un peu unique identitaire très fort de la Bretagne par rapport au territoire, associé à un vrai savoir-faire et à la culture agricole, agro-industrielle concentrée, comme nulle part ailleurs…»

  • Être une femme dirigeante d’entreprise est encore relativement minoritaire bien que cela évolue. Pensez-vous que ce soit un atout, un handicap ou bien que cela n’a pas d’impact particulier ?

«Je pense que cela n’a pas d’impact. Pour moi, c’est la personne qui compte avant tout, que l’on soit une femme ou un homme, peu importe! C’est la personnalité du dirigeant, ses valeurs, sa compétence, sa vision…»

  • La direction ou la présidence d’une entreprise exige une présence et un engagement très important… Ces activités ne déséquilibrent-elles pas la vie quotidienne, familiale… ?
    Vous ménagez-vous des moments et des activités qui permettent une certaine récupération ?

«Mes filles m’ont aidée à ne pas être que dans le travail, sinon j’y serais tout le temps…

Si je ne les avais pas, avec les contraintes liées à elles, je ne ferais que travailler!

Je m’accorde cependant aussi quelques moments qui me permettent de décompresser ou de penser différemment à l’entreprise… Je fais de l’équitation et pratique un peu le longe-côte.

Par ailleurs, les technologies aident beaucoup, en parvenant à bien les gérer, elles permettent d’être toujours connecté et de faire d’autres choses plus facilement…»

  • Allez-vous parfois ramasser dans la nature des champignons ?

«Cela fait longtemps que je ne l’ai pas fait !

Mais il est vrai, qu’existe toute une culture, un imaginaire autour du champignon sylvestre…

Et en fait, ce qui a changé par rapport à quand j’étais plus jeune, c’est que le sylvestre –ou le sauvage comme on l’appelle– s’est beaucoup développé en vente. Aujourd’hui, dans un supermarché, vous pouvez trouver des trompettes-de-la-mort, des chanterelles, des cèpes, des girolles…

L’expansion de la vente du sylvestre a contribué à faire augmenter la culture du champignon.

Mais nos métiers sont méconnus. Les gens ne savent pas comment sont produits les champignons « de couche », d’élevage en quelque sorte…

Et dans notre univers du champignon de culture, le «Paris » représente 90% des volumes.

90% de la consommation de champignons frais, c’est du champignon de Paris !

Mais il est produit sur du compost et non du substrat… dans des conditions totalement différentes des nôtres.»

  • Il semblerait que l’on parle moins « d’accidents » voire de décès suite à l’absorption de champignons vénéneux… Est-ce dû à une meilleure connaissance du public ou à une certaine désaffection ?

«Je pense qu’il y a une meilleure connaissance du public…

Et les personnes qui vont ramasser les champignons appartiennent à une certaine génération, mais qui, c’est vrai, emmènent aussi leurs petits-enfants…

Je ne suis pas certaine qu’il y ait vraiment moins de gens qui cueillent. Par contre, il est sûr qu’ils disposent de plus d’informations qu’il y en avait avant. Le fait que l’on en voie, que l’on en vende dans les commerces joue beaucoup également.

Et d’ailleurs, la chance que l’on a dans notre univers aussi, c’est que l’image du champignon, c’est du champignon frais ! Il en existe un peu en poêlées surgelées, en boites de conserve, mais la façon de le consommer reste le frais !

Ceci dit, le champignon demeure un petit marché, il ne se vendra jamais comme la courgette ou le chou-fleur ! Il lui faudrait réussir à se faire une place dans les ventes et les rayons…»

  • Vous faites donc tout ce délicat travail –l’élaboration du substrat– sans jamais voir le champignon pousser, ne seriez-vous pas tentée à terme de vous lancer dans la production, la culture elle-même aussi ?

«Non, ce n’est pas dans la stratégie que j’ai choisie. Nous serions en concurrence avec nos clients, ce que je ne veux pas.

Mais nous aimerions réussir à « désaisonnaliser » le travail en le lissant davantage sur l’ensemble de l’année. Le champignon garde l’image de l’automne, il se consomme et s’achète toujours plus aux mois d’octobre, novembre et décembre qu’au mois de mai ! C’est en novembre que nous cumulons beaucoup d’heures de travail supplémentaires.

Il faut pour cela trouver d’autres types de clients que les historiques…

Et pour les perspectives de développement et de diversification, comme je l’ai expliqué, se pose surtout la question de savoir s’il vaut mieux continuer à se développer dans la technique de production de substrat actuelle sur paille que nous maîtrisons bien, selon une vision peut-être plus agricole ou s’il est opportun de nous lancer dans l’autre technologie sur copeaux, dans une vision plus industrielle, ce qui nous permettrait de diversifier l’offre que nous proposons à nos clients et aussi d’en gagner d’autres…

C’est un nouveau challenge à relever… mais je reste positive et suis confiante pour l’avenir!»