«Les formules toutes faites, les exagérations à la mode ou les fausses pudeurs gagnent peu à peu, comme de la mauvaise herbe qui envahit un potager. Alors apparaît le renoncement à l’exactitude…» déclarait l’académicienne Jacqueline de Romilly en 1991.
Depuis, les cris d’alarme n’ont cessé de retentir dans les médias pour alerter sur l’altération et l’appauvrissement de la langue française, ou du moins de son bon usage par une proportion grandissante de la population française. Assistons-nous vraiment à un recul de notre langue, et ce dernier est-il suffisant pour menacer à moyen ou long terme son existence? Certains linguistes le craignent, d’autres tempèrent en invoquant une simple mutation…
Le manque de vocabulaire est problématique dès le CP !
Ce qui est certain, c’est que la langue française, comme toutes les langues vivantes, est en évolution constante. Ceci est un processus normal puisque le langage doit accompagner les évolutions d’une civilisation, que ces évolutions soient techniques, sociales, etc.
Mais ce qui est tout aussi certain, c’est qu’il y a bien un affaiblissement global du niveau linguistique en France… des causes l’expliquent, et des conséquences en découlent…
Ainsi, selon une étude menée par l’université de Paris-V et le CNRS, il existe une différence considérable de vocabulaire entre les écoliers dès l’entrée au CP (Cours Préparatoire). Les 20% les plus en difficulté ne disposent que de 200 à 250 mots de vocabulaire, quand les 20% les plus avancés en maîtrisent au moins 1200, et pour certains 2000 à 3000 (quand les Français adultes en maîtrisent en moyenne au moins 5000, et ceux qui ont suivi des études relativement longues en ont 20 à 25000).
Or, comme l’explique Alain Bentolila (le linguiste qui a tiré la sonnette d’alarme en popularisant la déclaration choc sur les jeunes qui ne maîtrisent qu’à peine 500 mots de vocabulaire): avec 300 mots de vocabulaire, quelle que soit la méthode utilisée, il est impossible d’apprendre à bien lire (et donc à écrire)! D’où l’importance de travailler à l’apprentissage du vocabulaire dès la maternelle, explique-t-il.
Mais ce qui est alarmant, c’est qu’entre 1980 et 2016, l’écart entre ceux qui ont le plus de vocabulaire et ceux qui en ont le moins a doublé (le ratio passant de 1 pour 4 à 1 pour 8).
S’il est extrêmement difficile de définir combien de mots maîtrise réellement une personne, il est intéressant de s’attarder quelque peu sur le phénomène d’appauvrissement du vocabulaire (qui s’étend aussi à la grammaire, à l’orthographe et à la syntaxe).
L’envahissement des anglicismes…
Parmi les causes, sont souvent pointés du doigt les anglicismes qui ont envahi le langage courant, en venant remplacer petit à petit les mots français qui tendent alors à disparaître du lexique de nos contemporains. Ainsi, même les institutions emploient de plus en plus d’expressions anglophones du type «Save the date», pour «réservez la date», une «deadline» pour une «date limite», ou encore un «live» pour un «direct», etc.
Parfois ces mots anglais sont «francisés» et intégrés dans la langue comme un mot français, à l’exemple du mot «supporter» (au sens de «soutenir») qui est une francisation du verbe anglais «to support». Sauf que, comme le fait remarquer Michel Bühler, le mot français «supporter» signifie tolérer, accepter d’endurer une situation difficile, désagréable… Alors que le mot «supporter» emprunté à l’anglais, sous-entend l’inverse: quelque chose de positif…
S’il est vrai que les langues se sont toujours enrichies de mots empruntés à d’autres idiomes quand elles n’avaient pas d’équivalent, pourquoi utiliser les mots d’une langue étrangère quand ils existent déjà dans la nôtre?
Il est étonnant de voir que ce sont parfois d’autres provinces francophones, comme le Québec par exemple, qui veillent davantage à protéger le français de ces affaiblissements insidieux…
De la paresse intellectuelle
à la perte de sens des mots…
Une autre explication est une certaine forme de «paresse intellectuelle», qui est accentuée par l’exigence d’immédiateté de notre société, qui pousse à utiliser des formules faciles, et des mots qui deviennent «fourre-tout».
Ainsi en est-il par exemple du verbe «faire». Une auditrice de Radio-France déplorait que même dans les médias, le niveau linguistique baisse: «faire un métier», «faire de la route», «faire un sport», «faire 1,75m», «faire du cheval»… au lieu de dire «exercer un métier», «parcourir ou suivre une route», «pratiquer un sport», «mesurer 1,75 m», «pratiquer de l’équitation» ou «monter à cheval», etc.
Cette forme de paresse ou de manque de rigueur tend à restreindre petit à petit le registre lexical.
Mais cette habitude de ne pas prendre le temps de rechercher le mot juste, de vérifier le sens véritable des mots, entraîne un autre mal dont souffre terriblement notre société: c’est l’utilisation à outrance de la litote, de l’euphémisme, et de l’hyperbole… ces figures de style qui servent à atténuer ou à exagérer l’expression de sa pensée en utilisant un mot ou une expression plus faible ou plus fort que celui qui conviendrait normalement.
Ces généralisations dans le langage courant font petit à petit perdre aux mots leur sens. Ainsi est-il courant d’entendre «je suis en galère» ou «c’est galère». Non que l’auteur du propos soit enchaîné sur un banc de nage, souffrant un véritable martyre en étant maltraité, fouetté, obligé de fournir un effort éreintant… souvent jusqu’à ce que mort s’ensuive! Non, c’est souvent simplement qu’il rencontre une difficulté!
De même, le mot «adorer» est utilisé pour tout à la fois… Dans notre société, les gens «adorent le chocolat», «adorent tel habit», etc. Se souviennent-ils que le mot «adorer» signifie «rendre un culte», «vénérer»…?
Les mots sont alors galvaudés, usés, et certains en viennent à signifier l’inverse de leur sens originel! Ainsi «sans doute» ou «sûrement» veulent de moins en moins dire que la chose est certaine, mais ils viennent exprimer un doute… Quelque chose de «terrible» pourra exprimer quelque chose de «très bien»… sans même parler d’expressions du type «c’est une tuerie!» censée exprimer quelque chose de «formidable»!
Le langage, un miroir de la société ?
La perte de valeur des mots entraîne à utiliser des termes toujours plus forts pour exprimer ses pensées et sentiments. Et le langage lui-même véhicule alors une certaine violence.
Mais cela n’est-il pas le reflet d’une société où la réalité, les faits, comptent bien moins que la communication? Alors la vérité ne compte plus, c’est la narration qui importe… Les réseaux sociaux et autres «virtualisations» de la vie y habituent et y poussent…
Et force est de constater que la communication en 140 ou 280 caractères des réseaux sociaux X et autres Tiktok ne poussent manifestement et finalement pas à ciseler le choix des mots, mais à un appauvrissement littéraire.
Sans vouloir aller jusqu’à un «appauvrissement orwellien du langage» (en référence à sa dystopie «1984»), il n’en demeure pas moins vrai que comme le déclarait Confucius: «Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté», tant il est vrai que l’emploi des mots et de la langue forment l’esprit, et que les difficultés à se comprendre et à s’exprimer entraînent la violence et la «loi du plus fort»… et ce ne sont pas les faits d’actualité qui le contrediront !
Guillaume Keller