«Autour de moi… l’agitation est intense. Des enfants sanglotent. D’autres disent la prière des morts. Nous sommes tous affaiblis, affamés, malades. On nous entasse dans une pièce de plain-pied… Soudain les lumières s’éteignent et il me semble qu’on commence à suffoquer…»
Le jour où la porte de la chambre à gaz N°4 d’Auschwitz-Birkenau se referme derrière son dos, Joseph Wajsblat ne voit plus aucune possibilité d’échapper à une mort atroce. Il a été témoin de tant d’autres « sélections » pour ce lieu d’extermination, il a vu tant de ses camarades poussés brutalement vers ce bâtiment lugubre, il n’a jamais vu un seul revenir! Ce jour d’octobre 1944, dans un groupe de 500 à 600 Juifs, son tour est arrivé!
Le premier ghetto de l’Europe occupée
Joseph Wajsblat est né le 31 janvier 1929 à Lodz en Pologne dans une famille juive profondément croyante. Lorsque la guerre éclate en 1939, il n’a que dix ans. Alors que beaucoup de Juifs décident dès le début de la guerre –et même avant– de fuir le pays, le père de Joseph, trop attaché à son atelier d’orfèvrerie, décide de rester, malgré les avertissements réitérés de plusieurs membres de sa famille.
Rapidement, c’est la défaite de la Pologne, Lodz se retrouve dans la partie annexée, et le 8 février 1940, le ghetto est mis en place, le premier de toute l’Europe occupée, bouleversant la vie des habitants: interdiction de sortir, pénuries de toutes sortes, dénonciations…
Joseph et son frère Jonathan, comme beaucoup d’autres enfants, se glissent souvent sous les barbelés qui encerclent le ghetto, pour essayer de rapporter un peu de nourriture. La faim, le désespoir… poussent les habitants à la violence, au vol, voire à la folie meurtrière ou au suicide.
Les parents de Joseph tombent rapidement malades. Victimes de la famine et de manque de soins, le père décède en 1941, à l’âge de 38 ans, et la mère en 1943.
Entre ces deux décès qui le laissent orphelin, Joseph assiste, en 1942, à une rafle, qui concerne tous les enfants au-dessous de 10 ans. Son petit frère Henri a 9 ans et demi. Joseph se cache avec lui, mais les Allemands finissent par les trouver, et son frère est envoyé au camp de Chelmno où il sera gazé.
«Quelqu’un de notre famille doit rester en vie pour témoigner» !
De la famille Wajsblat, il ne reste plus que Joseph, son frère Jonathan et sa sœur Haya-Sarah, qui seront élevés par une tante jusqu’en août 1944, date à laquelle celle-ci, ainsi que Jonathan et Haya-Sarah sont déportés à Auschwitz et gazés dès leur arrivée.
Alors que le désespoir gagne Joseph, il pense aux paroles dites par l’un de ses oncles avant de partir, avec son épouse, pour un camp inconnu: «Jo, je ne sais pas où nous allons… Je ne sais pas si nous reviendrons. Quelqu’un de notre famille doit rester en vie pour témoigner. Fais tout ce que tu peux!»
«Fais tout ce que tu peux…!» Facile à dire, mais comment? Les Allemands multiplient les déportations, accélèrent les «sélections» pour les chambres à gaz, font tourner à fond les fours crématoires.
Dans une des dernières rafles à Lodz, Joseph est pris à son tour et mis dans un train bondé à destination d’Auschwitz-Birkenau.
Dès l’arrivée, un premier tri se fait. C’est le docteur Mengele lui-même, médecin-chef du camp, connu pour ses essais cliniques sur des détenus qui, d’un coup de baguette, sépare les arrivants; une file sur sa gauche, direction chambres à gaz, une file sur sa droite, des hommes en sursis, sélectionnés pour le travail. Joseph a 15 ans, mais se faisant passer pour 17 ans, il est momentanément sauvé. Désormais, il n’est plus qu’un numéro, le 67364.
Sa vie ne tient qu’à un fil…
Chaque jour, il voit des camarades disparaître, et il sait que sa vie ne tient qu’à un fil. Dans son livre «Le témoin imprévu», il raconte des scènes émouvantes, déchirantes, comme le jour où Haïm, un ami proche, a fait un choix terrible: celui de rejoindre son jeune frère Velvo qui a été «sélectionné» pour la chambre à gaz et mourir avec lui.
Plusieurs fois, Joseph réussit à éviter la «sélection», mais un jour, il lui est impossible d’y échapper !
Surveillé par des gardiens lourdement armés et des chiens féroces, le groupe de 500 à 600 malheureux est poussé à l’intérieur de ce bâtiment gris, sinistre, la lumière s’éteint et il a déjà l’impression de suffoquer. Mais alors qu’il pense que tout est fini, soudain, il aperçoit un rayon de lumière, c’est la porte qui s’ouvre à nouveau. Comme dans un rêve, il entend crier: «Raus!» (Dehors). Et une cinquantaine de garçons se ruent dehors, avant qu’à nouveau la porte se referme. Mais Joseph se retrouve à l’extérieur. Il ne saura que plus tard que c’est le Dr Mengele lui-même qui, fâché de n’avoir pas été informé de cette «sélection», a ordonné la libération de ce petit groupe.
Autant qu’on le sache, c’est la première fois dans l’histoire des chambres à gaz que des prisonniers qui y sont entrés, sortent vivants!
Peu après, Joseph est transféré dans un camp au nord de l’Allemagne, où il sera enfin libéré par les Américains le 2 mai 1945.
Après la fin de la guerre, il arrive en France, première étape, pense-t-il, avant de s’installer aux États-Unis. Mais lorsqu’il entend parler des combats du tout jeune État d’Israël, il renonce à un avenir tranquille outre-Atlantique pour aller rejoindre l’armée israélienne jusqu’à la fin de la guerre d’indépendance, après quoi il s’installe définitivement à Paris, où il se marie et devient père de trois filles. Il y termine ses jours le 18 juin 2014.
Longtemps après la fin de la guerre, il a la joie de rencontrer deux autres personnes qui faisaient partie des rescapés de la chambre à gaz N° 4, des co-témoins précieux d’un événement qui semble trop extraordinaire pour être vrai.
Même à ses enfants, Joseph n’a jamais voulu parler de ce qu’il a vécu dans le ghetto à Lodz, puis à Auschwitz-Birkenau. Ce n’est que quelque cinquante années plus tard qu’il a décidé de partager ce passé douloureux avec ses petits-enfants, et il a fallu que le journaliste G. Lambert, co-auteur de sa biographie, insiste pour qu’il accepte de livrer ce témoignage bouleversant au grand public afin que l’indicible, ce que, pendant de si longues années, il n’avait osé exprimer en paroles de peur que les gens ne comprennent pas et ne croient pas, soit révélé, s’ajoutant à d’autres témoignages et que cette page ignoble de l’Histoire, parfois banalisée ou même niée, jamais ne tombe dans l’oubli.