«Eh bien, moi qui vous parle, j’ai un ami au bagne». Cette déclaration si abrupte, ne pouvait que mobiliser l’attention de tous ceux qui entouraient Madame Récamier, dont le salon fut un des plus courus par la haute société à l’époque de la Restauration.

L’écrivain breton, qui avait fait ces surprenants aveux, n’était autre que le vicomte Théodore Hersart de la Villemarqué, l’auteur du «Barzaz-Breiz». Il lui appartenait maintenant de donner quelques explications sur cette amitié qui semblait a priori contre-nature !

Le bagnard en question était François Pichon, un ancien militaire de Spézet, devenu meunier dans les Monts d’Arrée. Excellent chanteur, il avait été l’un des informateurs de La Villemarqué dans sa collecte des vieilles chansons bretonnes. Mais en 1843, il avait été condamné au bagne pour l’assassinat de l’un de ses voisins. Que s’était-il passé pour qu’il y ait mort d’homme? 

Ancien capitaine au long cours

En fait, un «étranger» à la région était venu s’installer à Spézet, et avait résolu de mettre en valeur le domaine de Bellevue qu’il avait acheté. D’une superficie de 258 hectares, seuls 12 étaient cultivables.

Ce nouveau venu, Félicien Halma, était un ancien capitaine au long cours du port de Nantes, natif du Pouliguen, en Loire Atlantique. Sa famille provenait en fait des Ardennes. L’ancien capitaine, avec courage et détermination, défricha une importante parcelle de terrain, considérée jusqu’alors comme inculte.

En 1842, 25 hectares avaient été labourés, et 16 mis en prairies. Il réussit fort bien, mais au lieu d’être admiré et félicité par le voisinage, il ne suscita que jalousie et commérage. On racontait qu’il avait réussi dans la traite, et qu’il était en fait un vil esclavagiste.

Une enquête ultérieure montra que ce n’était là que pure calomnie. Une part de l’ire suscitée par Félicien Halma provenait du fait que la région étant très giboyeuse, beaucoup avaient pris l’habitude de venir sur le terrain de Bellevue maintenant interdit à la chasse. Ce changement d’habitude était difficilement accepté par les paysans de la région.

Un article paru dans la «Nouvelle Revue de Bretagne» sous la plume de Daniel Bernard expliquait que «ces réalisations avaient étonné les voisins dont l’ignorance ne pouvait admettre la possibilité de tirer un parti avantageux d’un terrain qui n’avait jamais fourni que de la bruyère et de la mauvaise lande», mais il précisait aussi que certains «avaient auparavant l’habitude de dévaster la propriété et de piller le bois».

Condamné à 15 ans de travaux forcés

Un jour, au début du mois de mars 1843, alors que Félicien Halma rendait visite à ses ouvriers qui travaillaient près de son bois, il entendit les aboiements d’un chien.

Etait-ce un chasseur qui s’était aventuré sur ses terres? Il décida d’aller voir ce qu’il en était. Peu après, les ouvriers entendirent une détonation d’arme à feu.

«Halma a été frappé mortellement d’un coup de feu qui l’a traversé de part en part, et la mort a été instantanée», précise l’acte d’accusation. Car il y avait bien un chasseur, le barde Pichon qui était à la recherche d’un sanglier qui avait saccagé ses champs de seigle.

Pour sa défense, F. Pichon affirma que, dans le feu de la discussion, F. Halma aurait saisi la crosse du fusil, et que le coup était parti. Arrêté et conduit à la prison de Châteaulin, il fut jugé par la cour d’assises de Quimper, condamné à 15 ans de travaux forcés au bagne de Brest, non sans avoir auparavant été exposé au public un jour de foire à Carhaix. 

C’est cette histoire que La Villemarqué exposa dans le salon de Madame Récamier, mais en présentant son ami sous les traits d’une victime, et le capitaine au long cours comme un vil «trafiquant d’ébène» (d’esclaves).

«Les larmes montaient aux yeux du narrateur quand de sa voix vibrante il dépeignait le désespoir morne de cet honnête homme attaché pour la vie à la chaîne de galériens infâmes». Madame Récamier en fut elle aussi émue aux larmes.

Elle présenta à son tour la situation de ce pauvre bagnard au garde des Sceaux pour une révision du procès. Les démarches furent longues, mais en 1852, après 9 années de travaux forcés, François Pichon recouvra la liberté. 

Le manoir du riche Américain

Le domaine de Bellevue, également appelé «Menez Kam», resta un endroit particulièrement prisé des chasseurs, au point qu’il séduisit un riche peintre américain qui y fit construire en 1889 un vaste manoir.

Plus tard c’est une comtesse, aventurière et bretonnante, qui en fit l’acquisition. Il resta un lieu de rencontre cynégétique, mais aussi un haut lieu de la culture bretonne, véritable «mythe» pour beaucoup encore aujourd’hui.

En effet, la comtesse Genofa de Saint-Pierre (1872-1967) en fit un foyer bretonnant, elle-même se faisant recevoir au Gorsedd (assemblée des bardes) sous le nom de «Brug ar Menez du» (Bruyère de la montagne noire). En 1960, elle confie sa propriété à une association chargée de maintenir la vocation des lieux. 

Menez-Kam, sous l’impulsion de Yannig Baron, Yann Goasdoué… accueillit entre 1970 et 1976 les «beilhadegoù», veillées informelles, «où se sont produits, parfois pour la première fois, quelques-uns des grands noms de la musique bretonne d’aujourd’hui»; qu’il suffise de citer certains d’entre eux : Glenmor, Alan Stivell, Gilles Servat…

F.K.