Le 28 janvier 1775, Yves Kerriou, un laboureur qui demeurait au village de Lomeven, en Glomel, constatait en entrant de bon matin dans son étable qu’un des trois bœufs qu’il y engraissait avait disparu pendant la nuit.

Repérant ses empreintes, il les suivit sur le Grand Chemin qui menait de Carhaix à Rostrenen jusqu’au village de Kerflec’h, puis poursuivit à travers champs jusqu’à celui de Kerhuel où elles disparurent.

Cinq mois plus tard, il apprenait par la rumeur publique que Joseph Philippe, un cultivateur de Kerhuel, était accusé par son ancien domestique Joseph Le Carvé, d’avoir volé ce bœuf avec la complicité de sa femme Catherine Vetel, celle d’Yves Pérennès, un de leurs voisins, et celle de Louis Lafféter, qui vivait à Kerbiterrien.

Appelé le 31 juillet 1775 à témoigner devant le sénéchal de la juridiction de la baronnie de Rostrenen, auprès de qui le propriétaire du bœuf avait fini par porter plainte, Joseph Le Carvé rapporta avec force détails tout ce qu’il avait vu et entendu, selon lui, chez ses anciens patrons dans la nuit du 27 au 28 janvier et pendant les quelques jours qui suivirent.

Il affirma, entre autres, que le vendredi 27 janvier, Joseph Philippe l’avait vivement incité, après le souper, à aller passer la veillée dans un des villages alentour.

Des allées et venues inhabituelles

A son retour, vers 10 ou 11 heures du soir, intrigué par des allées et venues inhabituelles à Kerhuel, il sortit «dans le courtil» pour voir ce qui se passait.

Là, «malgré l’obscurité de la nuit», il réussit à identifier «autour d’un bœuf en vie dont il ne put distinguer la couleur», Joseph Philippe, Catherine Vetel, Louis Lafféter et Yves Pérennès, et entendit ce dernier se plaindre «qu’il avait eu la main coupée par la corde qui attachait le bœuf».

Craignant d’être aperçu, il regagna silencieusement «la logette» où il dormait, qui était située sous le grenier à foin.

Environ une heure plus tard, il les entendit transporter dans ce grenier l’animal qui avait été tué et écorché dans le jardin.

Le lendemain matin, il remarqua aussi que la terre du jardin avait été recouverte de fumier, et pensa que c’était pour cacher le sang du bœuf égorgé pendant la nuit.

Il nota ensuite que Joseph Philippe avait troqué les vêtements de travail qu’il portait la veille (sans doute tachés de sang), contre des habits propres, avant de se rendre à la foire de Carhaix «pour y prendre une pièce de toille et acheter une bigottée de seigle» qu’il fit moudre «au moulin de La Pie».

Il supposa en outre que le cultivateur avait vendu aux tanneurs de Petit Carhaix la peau du bœuf qui était de race pie rouge et portait, selon son propriétaire, une tache blanche à la queue.

Enfin, il accusa Catherine Vetel d’avoir servi une partie de la viande du bœuf volé, qu’elle avait conservée dans son charnier, aux convives de la fête du boudin qui s’était tenue chez elle le 15 février.

Un témoin impartial ? 

Le procureur fiscal du tribunal de Rostrenen aurait pu mettre en doute l’impartialité de Joseph Le Carvé, qui avait entretemps rompu son contrat de travail et quitté Joseph Philippe en très mauvais termes.

Mais il fut impressionné, semble-t-il, par l’abondance et la précision de ses dires, et sans chercher à les vérifier, transféra le dossier de la procédure qu’il avait instruite au siège royal de la sénéchaussée de Carhaix le 3 août 1776.

Les quatre accusés y furent interrogés à plusieurs reprises par le substitut du procureur du roi Théodore Le Gogal de Toulgoët, qui, après avoir relevé quelques contradictions mineures dans leurs déclarations, les fit incarcérer dans les prisons carhaisiennes le 2 octobre 1777.

Lourdement condamnés sans preuves concrètes 

Malgré leurs vives et constantes protestations d’innocence, et la plaidoirie de leur avocat, qui réfuta point par point les accusations de Joseph Le Carvé en montrant que cet unique témoin n’apportait pas de preuves concrètes de leur culpabilité, Joseph Philippe et Yves Pérennès furent condamnés le 10 mars 1778 «à servir comme forçats dans les gallères du roy l’espace de cinq ans», tout comme Louis Lafféter, en fuite, qui fut jugé par contumace.

Catherine Vetel, condamnée à être publiquement «battue et fustigée sur les épaules nues par l’exécuteur de la Haute Justice», fut bannie pendant cinq ans hors des limites de la sénéchaussée carhaisienne.

Le 11 mars 1778, ils firent appel auprès du Parlement de Bretagne, dont nous ne connaissons pas le verdict.


La Réale : navire amiral des galères de France sous Louis XIV, sur lesquelles souffrirent et moururent, notamment, de nombreux protestants, condamnés pour leur foi.