Ici, nous avons encore tout cela.
Nous avons la chance d’avoir pu conserver cette culture. Notre génération a vécu au contact de celle dont cette culture était la vie…»
Croiser Jeannot Le Coz, c’est rencontrer un jeune homme de 70 ans. Quelle vitalité! Quelle énergie ! Quel enthousiasme communicatif !…
Si le cheveu blanc – abondant et taillé en brosse – trahit les années, les mouvements vifs et déliés, l’aisance et la souplesse de la démarche révèlent une «forme» physique quasi juvénile, entretenue par plus d’un demi-siècle de pratique de la danse bretonne, versions plinn, gavotte – et autres – mais surtout fisel.
Et quand ce maître de stage et juré en la matière se met à vous parler de la culture bretonne, sous toutes ses coutures, ses yeux pétillent de bonheur autant que son propos se fait ardent ; parfois même véhément. Manifestement, les ans n’ont rien altéré de sa passion !
53 ans de militantisme obligent : Jeannot Le Coz est connu comme un loup blanc dans le milieu culturel breton, notamment parmi les cercles celtiques. Surtout que le bénévolat n’est pas chez lui un vain mot, c’est peu de le dire !
Mais aussi passionnée qu’elle soit, son identité bretonne apparaît d’emblée paisiblement et joyeusement ouverte, accueillante… d’autant plus ouverte au métissage culturel, même, qu’elle est solidement et sereinement ancrée dans une tradition authentique, minutieusement et rigoureusement acquise puis transmise.
Voici donc un entretien bouillonnant de passion, de cœur… néanmoins plein de raison et de sagesse; où retentit l’écho répété des mots «âme» et «racines», «transmission» et «culture»… Mais où l’intérêt pour le passé et la tradition n’est jamais passéiste, l’affirmation de l’identité jamais identitaire, l’amour de la bretonnité jamais exclusiviste.
Voudriez-vous vous présenter brièvement?
«J’ai 70 ans, dont 53 ans de militantisme pour la culture bretonne, particulièrement la danse et la langue bretonnes. J’ai appris, puis j’ai enseigné la danse bretonne à des milliers de jeunes.
J’habite à Gouarec, étant originaire de ce coin du Centre-Bretagne, mais j’ai aussi passé beaucoup de temps dans le Finistère, dans ma jeunesse, du côté de Châteauneuf-du-Faou où vivaient mes grands-parents, chez qui j’allais pour toutes les vacances scolaires. C’est aussi là que j’ai appris le breton.
Mes grands-parents étaient des gens très travailleurs, intelligents. Chez eux, à la ferme, on ne parlait que le breton, et je considère avoir eu beaucoup de chance de pouvoir l’apprendre auprès d’eux. Cela m’a énormément servi quand j’ai ensuite milité dans le mouvement culturel breton…
Je suis entré à l’âge de 14 ans au Cercle celtique de Rostrenen, et j’y suis toujours depuis cette époque!
Je suis également moniteur de danse bretonne dans une grande fédération de Bretagne –Kendalc’h– et juré pour les concours dans cette fédération…
Professionnellement, j’ai travaillé pendant 43 ans en psychiatrie, à l’hôpital de Plouguernével; un travail qui est un peu comme un «sacerdoce», car dans les années 1970, travailler en psychiatrie n’était pas quelque chose de facile. C’est une vie un peu particulière… On ne peut pas faire ces métiers si on n’aime pas ce que l’on fait. On ne tient pas.
Je suis marié, père de famille, et grand-père. Mes enfants et petits-enfants sont aussi danseurs bretons. Mon petit-fils Théo a remporté cette année le trophée du Festival Fisel à Rostrenen, et sa sœur Manon a, elle, remporté à Gourin le trophée des jeunes danseuses de Bretagne…»
Ronan Le Coadic – le sociologue bretonnant bien connu – disait de l’identité bretonne qu’elle ne procédait ni d’un «droit du sang», ni d’un «droit du sol», mais d’un «droit du cœur»… Pour vous, qu’est-ce qu’être breton ?
«C’est avoir une âme de Breton… C’est aimer la Bretagne. Pour moi, c’est penser à ma Bretagne. Lui rendre ce qu’elle m’a donné et essayer de transmettre aux autres ce que j’ai appris…»
Les Bretons d’aujourd’hui sont-ils les mêmes que ceux d’hier ? Et que sera le Breton de demain ?
«La conception des choses n’était évidemment pas la même hier. La culture bretonne d’hier se vivait «naturellement», au quotidien, surtout dans la campagne. Nos anciens vivaient leur culture bretonne. C’était leur mode de vie…
Souvent, à l’inverse, les Bretons qui s’expatriaient partaient pour ne plus revenir et «oubliaient» leur culture. On ne parlait plus sa langue, ou on faisait en sorte de ne plus la parler…
Aujourd’hui, les choses ont beaucoup changé. Les Bretons sont fiers de leur culture. Les Bretons expatriés sont heureux de rencontrer des Bretons de Bretagne pour parler de leur pays, pour entendre parler leur langue, se dire que leurs parents parlaient ainsi… Et je peux vous dire que l’on rencontre des Bretons partout dans le monde. J’ai fait des stages dans le monde entier, et j’en ai rencontré partout!
Je leur disais souvent qu’au fond d’eux-mêmes, il leur restait quelque chose, qu’ils n’avaient pas oublié leurs racines… Tant que les racines sont là, il reste quelque chose. C’est quand les racines sont mortes que l’arbre meurt.»
Rien de ce qui est breton ne semble vous être indifférent, et vos engagements sont multiples : musique, danse, langue bretonnes… Mais aussi tradition crêpière et autres… Quelles pensées, «philosophie» ou motivation animent vos nombreuses activités ?
«Le plaisir, je pense… Le plaisir de vivre ma culture, de l’exprimer, de la transmettre.»
Vous intervenez beaucoup dans le cadre associatif, dans des stages divers… Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans cette action ?
«Toujours le bonheur de transmettre. Ce que je sais, ce sont d’autres qui me l’ont appris, surtout les anciens, que ce soit en matière de langue, de danses, de traditions… Je fais effectivement beaucoup de stages, en Bretagne, en France et ailleurs, et c’est un bonheur que de voir ces gens qui attendent de moi quelque chose, une transmission de ce que j’ai appris moi-même auprès d’autres, afin qu’à leur tour, ils puissent aussi transmettre à d’autres encore…
J’aime bien sûr danser moi-même, mais j’aime aussi transmettre. Je suis un homme actif. J’ai du mal à rester assis dans un fauteuil plus d’une heure. J’ai besoin de bouger…
Ma vie a été bouleversée par cette «rencontre» avec la culture bretonne, depuis l’âge de 14 ans. Je suis reconnaissant à mes grands-parents, notamment, de m’y avoir intéressé avant cela même…
Ils m’ont donné l’envie, la «fibre»… Puis le cercle celtique de Rostrenen, à 14 ans, auquel je suis resté fidèle. Il faut être fidèle, à sa tradition, à ses engagements!
J’aime aussi tout simplement le contact humain que permettent ces activités culturelles. La rencontre avec des personnes, pouvoir échanger, parler de leur vie, de leurs activités, de leur groupe…»
Et quels aspects ou domaines de la culture bretonne vous passionnent-ils le plus ? Pourquoi ?
«Ce sont donc la danse et la langue, plus que la musique, car je ne suis pas musicien. J’aime beaucoup écouter la musique bretonne, les chanteurs… Mais ma passion, c’est vraiment la danse, depuis mon plus jeune âge!
Mais j’ai aussi toujours été féru des costumes traditionnels bretons. En particulier ceux de ma région de Rostrenen: leurs caractéristiques, selon leurs époques, selon les lieux… La façon dont ils étaient portés. Qui les portait. Le costume était à l’époque la carte d’identité de la personne! Un coup d’œil au costume suffisait pour savoir qui était la personne que l’on croisait…
Le costume breton m’a toujours passionné, que ce soit le plus simple ou le plus somptueux.»
Vous êtes originaire du «Pays Fisel», et y habitez… Privilégiez-vous ses traditions spécifiques ou vous intéressez-vous à toutes les «guises» de Bretagne ?
«Je suis un «pur» Cornouaillais du pays Fisel, mais je m’intéresse à toutes les traditions, à tous les aspects de ces traditions. Et c’est ce qui est passionnant, car elles sont nombreuses, extrêmement diverses et variées en Bretagne!
Nous venons de parler des costumes: il est différent à dix kilomètres d’ici. Vous prenez l’exemple des coiffes… Leur diversité est extraordinaire! De même la langue, avec ses accents toniques. Il n’y a pas besoin d’aller bien loin à l’intérieur du Trégor, du Léon, de la Cornouaille, du Vannetais (etc.) pour apprendre des choses complètement différentes. C’est véritablement intéressant!»
Qu’est-ce qui fait, à vos yeux, la richesse de la culture bretonne ?
«C’est précisément ce dont nous venons de parler: son extraordinaire diversité! Où que vous alliez en Bretagne, vous découvrirez des variations culturelles, des nuances…
Il suffit parfois de parcourir quelques kilomètres pour trouver des choses très différentes: nous sommes ici, à Rostrenen, dans un terroir cornouaillais. Mais à 5 ou 6 kilomètres, à Mellionnec ou dans d’autres communes proches, vous trouvez des costumes Pourlet, du pays vannetais, totalement différents de ceux d’ici!
Parfois, un ruisseau correspond à une «frontière» linguistique: le breton parlé est différent de part et d’autre. On se comprend, bien sûr, mais la prononciation, l’accentuation varient…
Quand des gens qui parlent breton viennent le mardi sur le marché de Rostrenen, je laisse «traîner mes oreilles» car c’est un plaisir de repérer d’où ils sont originaires, à leur manière de parler, à leur accent tonique: tel vient de Lescouët, tel de Guéméné, tel de Mellionnec…
Cela se perd parce que le nombre de gens dont le breton est la langue maternelle diminue mais, heureusement, un grand travail de conservation, de collectage a été réalisé, et se poursuit.
C’est aussi le cas pour les danses, les costumes, les chants, la musique… Nous sommes en train, par exemple, de préparer avec Dastum un CD de musiques et de chants traditionnels du pays Fisel, à partir d’enregistrements réalisés dans les années 1965-1970. La qualité de son n’est pas extraordinaire, mais on entend ces «anciens» chanter avec une autre expression…
Les fédérations, comme War’l Leur, Kendalc’h, travaillent énormément dans ce domaine, comme le fait Dastum pour la langue. War’l Leur fait un travail considérable sur le patrimoine des costumes, sur la danse aussi, où Kendalc’h travaille plus dans les recherches sur la danse traditionnelle…
Nous avons la chance d’avoir pu conserver cette culture. Notre génération a vécu au contact de celle dont cette culture était la vie.
J’ai eu le bonheur de participer à des festivals de chants et de danses traditionnels nationaux et européens, et d’y avoir d’ailleurs remporté des premiers prix avec le cercle de Rostrenen… mais j’ai aussi rencontré là des groupes régionaux qui ne connaissaient pratiquement rien de leur patrimoine culturel, parce que celui-ci avait disparu. Ils savaient danser deux ou trois danses folkloriques, mais il n’y avait plus aucune racine, aucune trace de leur culture, et donc aucune «âme»…
Il leur avait fallu réinventer des musiques, des instruments, confectionner des costumes approximatifs…
Ici, nous avons encore tout cela. J’ai mes armoires pleines de costumes bretons qui ont appartenu à ma mère et à mes tantes, à ma grand-mère… J’ai connu ma mère et ma grand-mère portant la coiffe en même temps, et le costume pour les grandes occasions.»
Quelles motivations mobilisent les personnes que vous rencontrez dans les stages que vous animez ?
«Je pense que c’est l’envie d’apprendre quelque chose de cette richesse, de cette diversité de la culture bretonne, en l’occurrence de la danse pour ce qui me concerne, moi comme les autres référents en ce domaine… Une envie de nous entendre expliquer ce que chacun de nous a appris sur son terroir, auprès des anciens souvent…
Et pour nous, le plaisir est de leur retransmettre ces connaissances le mieux possible, afin que chacun d’eux puisse retourner vers son groupe avec ces nouveaux acquis.»
Rencontrez-vous aujourd’hui un intérêt, une passion, un militantisme identiques à ceux des années qui ont vu renaître le mouvement culturel breton ? Quelles différences observez-vous, dans la pensée et les attitudes, entre ces deux époques ?
«La situation, la motivation n’est pas la même dans les cercles celtiques en Bretagne et à l’extérieur.
Les cercles celtiques sont nombreux ici, et actifs, mais on observe une baisse de la mobilisation et de l’écoute… Au point que je m’interroge parfois sur l’avenir de la danse bretonne. Trouvera-t-on demain assez de gens capables d’enseigner les bonnes bases de la danse?
On voit beaucoup de jeunes arrivant aujourd’hui dans les séances de répétition commencer par s’asseoir sur un banc, sortir leur portable ou leur smartphone et pianoter sans écouter ce qui est expliqué… Moi aussi, j’ai un smartphone… Mais je ne suis pas toute la journée suspendu à cette machine infernale! Il faut savoir avoir des règles!
En cela, les choses ont énormément changé, et si on continue ainsi, c’est à la catastrophe que l’on va!
écoute, engagement, bénévolat sont des valeurs qui se perdent, hormis chez quelques-uns, qui s’impliquent à fond…
L’on n’approfondit plus les choses. On passe quelque temps ici, puis on change et on va voir ailleurs. On ne sait plus se concentrer. On se contente du succinct, du superficiel…
Je milite depuis 53 ans au Cercle celtique de Rostrenen, et je considère que c’est cela un engagement. Cela aussi, c’est un peu un «sacerdoce». J’ai consacré à cet engagement culturel toute une part de ma vie, d’ailleurs au détriment de ma famille…»
Quelles figures du renouveau vous ont particulièrement marqué ?
«Dans les domaines de la danse et du chant, en particulier, j’ai été beaucoup marqué –et je le suis toujours– par des gens comme Marcel Le Guilloux, ou Jean-François Quémener, qui a su être à l’écoute des anciens, auprès desquels il a énormément appris, et qui a fait un travail impressionnant au niveau du chant traditionnel de Bretagne!
Mais il y en a beaucoup d’autres. Mon beau-père –Yves Dubois– était chanteur de kan ha diskan. Il chantait dans des festoù-noz de la région, et à Paris quand on le lui demandait…»
Si la musique et la danse bretonnes paraissent assurées de leur pérennité, la langue – le breton – se trouve toujours en situation délicate, le nombre de nouveaux locuteurs ne compensant pas la disparition des anciens… Comment analysez-vous, et comment «vivez-vous» cela ?
«J’aimerais pouvoir vous dire que je suis optimiste…
Mais quand j’entends aujourd’hui parler breton –et j’aime l’entendre parler, parce que c’est ma langue– j’aimerais l’entendre parler différemment, avec toutes les petites subtilités et nuances qui existaient autrefois dans cette langue. En deux mots on faisait deux phrases et on savait ce que l’on avait dit. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on ne sait plus dire les choses…
Il manque quelque chose, pour donner à l’expression un peu plus de profondeur, de subtilité, de joie expressive, et un bonheur de l’écouter. Il manque comme une intuition de la langue…
Il ne faut pas que le breton devienne académique, aseptisé, comme on l’entend parler souvent aujourd’hui. Je suis heureux de voir des jeunes parler le breton, mais j’aimerais les entendre le parler différemment, avec d’autres intonations…
Il faut transmettre le breton, mais un breton parlé; celui des Bretons d’hier, ou des Bretons d’aujourd’hui dont c’est la langue; ceux qui ont vécu dans le milieu bretonnant: une langue riche d’une multitude d’expressions, de phrases, de ritournelles, que l’on n’entend plus beaucoup.»
Que préconisez-vous pour sauver ce breton-là ?
«Il existe ici une association, la Fiselerie, qui mène une action dont il faudrait s’inspirer partout où le breton est enseigné: elle donne des cours de breton, mais organise aussi des rencontres fréquentes entre des bretonnants et des élèves qui apprennent le breton.
Ceux-ci entendent parler le breton traditionnel, captent le phrasé, les intonations, l’accentuation, des expressions… tout ce qui fait la beauté d’une langue!
Je le redis, c’est très bien d’enseigner le breton aux jeunes générations et de le sauver ainsi de la disparition! Mais on peut –et il faut– leur apprendre un breton vivant. Et seuls les bretonnants de ma génération, ou ceux qui ont appris le breton parlé comme «langue maternelle», peuvent transmettre cela. C’est maintenant qu’il faut le faire, avant que cette génération ne disparaisse!
Il faudrait que les enseignants de breton eux-mêmes puissent parler un breton plus fluide, plus naturel, avec un accent qui vive… Qu’ils le captent, l’apprennent au contact de ceux qui le parlent.»
Parler breton… Qu’est-ce que cela représente pour vous, personnellement ?
«C’est une autre vie! C’est une autre façon de voir le monde! C’est une autre façon de penser… Et je pense d’abord en breton, avant de traduire mentalement en français. J’ai l’impression que les choses ne sont pas dites de la même manière, et j’ai besoin de me dire d’abord les choses en breton avant de les dire en français! Et en pensant en breton, je me dis: «Attention à ce que tu vas dire en français!…»
On ne voit pas les choses de la même façon dans sa propre langue – sa langue maternelle – et dans une autre langue, même si on la parle parfaitement.
Ma femme me dit parfois avoir l’impression que je parle de plus en plus souvent en breton. Je lui réponds que j’ai toujours parlé le breton, et que c’est un plaisir de le faire avec elle, qui le parle aussi. C’est une incroyable richesse!
De même, quand une fois par mois je vais faire des crêpes pour les résidents de la maison de retraite Keramour à Rostrenen: il faut voir le bonheur qu’ont des anciens à parler «leur» breton, leur langue. Leur visage rayonne de plaisir! C’est impressionnant. Et c’est un bonheur partagé…
Je parle donc en breton et je fais des crêpes, comme ma grand-mère et ma mère m’avaient appris à les faire. Mais ma grand-mère, c’était dans la cheminée, sur le feu de bois… Il faut aussi dire que cuisiner est un de mes hobbies…»
Comment voyez-vous l’évolution des musiques bretonnes actuelles, entre tradition et «métissage», classicisme et modernisme… ?
«Rien n’est statique, et il n’est pas mauvais en soi que les choses évoluent. La musique bretonne, comme la danse, évolue, et c’est aussi ce qui fait sa beauté et sa richesse: le métissage des instruments musicaux…
Et nous avons la chance d’avoir aujourd’hui en Bretagne des groupes extraordinaires, avec des musiciens d’un niveau, d’une qualité comme n’en possède aucune autre région en France! Aucune ne peut non plus offrir une telle richesse et une telle vitalité culturelles traditionnelles…
Mais il est essentiel que cette musique, comme la danse, garde «son âme», ses bases fondamentales, sa tradition. Et l’un n’empêche pas l’autre! Si je prends l’exemple de la danse bretonne –que je connais le mieux– on voit aujourd’hui un développement de la danse scénique, évolutive, des chorégraphies, de la mise en scène… C’est très bien. Mais on remarque parfois sur les podiums des groupes des catégories supérieures qui ne dansent pratiquement plus: ils courent, se déplacent… On oublie l’essentiel, qui est le pas de la danse. Or, c’est la base de la danse bretonne traditionnelle. Si on ne commence pas par apprendre cette base, la danse bretonne «perd son âme»! On ne sait plus ce que l’on fait, ni où on va…»
Vous avez été amené à intervenir à l’étranger pour faire connaître et pour développer la culture bretonne… Voudriez-vous nous en dire quelques mots ?
«Tout a commencé il y a 6 ans, à Tokyo…
Pour l’anecdote, cela s’est passé de façon un peu particulière: j’étais responsable du Festival Fisel, qui se déroulait au mois d’août… Le samedi, j’avais donné des cours de danse à des débutants dans le cadre de ce festival. Comme toujours, je m’étais concentré sur mes danseurs, mais il y avait beaucoup de spectateurs autour de nous.
Le lendemain, dimanche, arrivent sur le site deux messieurs en costume-cravate, portant de petites mallettes noires. Très occupé, je ne les avais pas remarqués, mais quelqu’un me dit:
«Jeannot, il y a là-bas deux types en costume-cravate, qui ne te quittent pas des yeux. Je pense qu’ils sont là pour toi…»
«Oh! Non, écoute, si c’est pour les vignettes, le trésorier est là, ça ne m’intéresse pas!…»
«Bon. Mais, tu sais, vu comme ils te regardent, c’est toi qu’ils veulent…»
Je me retourne donc et l’un deux me fait bonjour de la tête. Par politesse, je lui réponds. Il s’avance alors vers moi:
«Monsieur Le Coz, vous me reconnaissez?»
«Non. Excusez-moi, mais je ne pense pas avoir l’honneur de vous connaître…»
«Vous en êtes sûr?…»
«Absolument! Vous ressemblez plus à des percepteurs qu’à des danseurs traditionnels, donc cela m’étonnerait que nous nous connaissions…»
«Vous ne vous souvenez pas de nous: nous étions-là hier, mais en short, et nous vous avons filmé toute la journée…»
Puis il se présente: attaché culturel de l’ambassade de France au Japon, accompagné de son secrétaire. Il me dit qu’ils ont visité durant l’été tous les festivals de Bretagne: Lorient, Concarneau, Quimper, Guingamp… Et qu’à Quimper, le responsable, Jean-Michel Le Viol, leur a dit –littéralement– que s’ils voulaient voir un «fou de la danse bretonne», il fallait qu’ils aillent à Rostrenen rencontrer un certain Jeannot Le Coz…
«On vous a trouvé, on ne vous lâche plus! –me dit-il– En deux mots, pour ne pas prendre trop de votre temps: nous voudrions que vous veniez faire un stage de danse traditionnelle au Japon, à Tokyo…»
J’ai cru à une plaisanterie, mais c’était très sérieux. Il m’a laissé sa carte de l’ambassade en me proposant de réfléchir pendant une semaine. Une semaine après, au jour et à l’heure dits, son secrétariat m’appelait au travail pour me demander ma réponse. J’avais bien réfléchi, et j’ai donné mon accord.
«Fantastique! Ne vous faites aucun souci. Nous nous occupons de tout.»
Effectivement. Tout cela a suivi son cours. J’ai été pris en charge de Rostrenen à Tokyo, et là-bas pendant quinze jours.
J’ai donc enseigné la danse bretonne à 380 étudiants japonais de l’université de Keio! Un jeune Japonais qui parlait parfaitement le français me servait d’interprète.
Mais le plus difficile a été de les faire danser! Non pas qu’ils ne l’aient pas voulu. Mais au Japon, on ne se touche pas. On évite tout contact physique. C’est leur culture, leur tradition. Or, pour la danse bretonne, on se tient par le petit doigt ou par le bras…
A un moment, j’ai dit à mon interprète:
«écoute, je n’ai pas traversé le monde pour les voir faire des courbettes et se sourire!»
Mais cela a été un combat! Le premier jour, on sentait le malaise. Mais le deuxième, à mon arrivée, ils se tenaient par le petit doigt…
Et le stage s’est ensuite magnifiquement déroulé. La culture japonaise n’a rien à voir avec la nôtre. Mais quand ils apprennent quelque chose, ils l’apprennent à fond! J’en avais les larmes aux yeux de voir comment ils dansaient lors du fest-deiz qui clôturait le stage!
Ce stage avait lieu dans le cadre d’un échange culturel entre le Japon et la France. Par la suite, j’ai fait des stages aux états-Unis, à Boston, à Santa-Barbara, à Los Angeles… Je suis allé en écosse, à Edimbourg, où j’ai donné des cours de langue et de danse à l’université, invité par la fédération écossaise de danse. L’an dernier, je suis allé en Albanie, invité par l’ambassade de France, pour un stage, qui se déroulait sur la terrasse de l’opéra de Tirana…»
En quoi et pourquoi cette culture bretonne intéresse-t-elle autant dans des pays aussi lointains ?
«Les publics de ces stages étaient différents, et leurs motivations aussi.
En Californie, par exemple, j’ai travaillé avec des groupes de danseurs professionnels qui avaient vu des vidéos sur la danse Fisel et voulaient absolument l’apprendre. A Boston, c’était avec des Français et des Bretons expatriés…
Souvent, je rencontre dans ces pays des gens qui ont entendu parler de la Bretagne, s’y sont intéressés, sont venus la visiter parfois, ont vu nos traditions, notre culture, nos festivals… Mais je pense qu’au-delà, au fond d’eux-mêmes, il y a chez ces gens des racines, et une envie de racines, le bonheur de découvrir et de connaître une autre culture…
Je pense qu’ils perçoivent que nous avons su conserver l’art et l’esprit de nos traditions. Une authenticité culturelle.»
Les Bretons de la diaspora ne sont-ils pas souvent plus bretonnants que ceux qui résident «au pays» ?
«Si, c’est souvent le cas. Il faut le dire. Et c’est compréhensible: quand ils ont quitté la Bretagne, il leur a manqué quelque chose. Il y a eu un vide. Partir, c’était souvent quitter sa famille, son pays, sa langue, ses traditions… Et ils ressentent aujourd’hui le besoin de s’y raccrocher, d’en réapprendre quelque chose… de «retrouver leur âme», je dirais.
J’interviens beaucoup dans des groupes en Bretagne, mais aussi en région parisienne où la Fédération Kendalc’h rassemble 18 groupes, qui ont besoin de référents de Bretagne pour leurs apprentissages… Et je constate que ces gens sont beaucoup plus intéressés, motivés pour apprendre, que beaucoup de Bretons, dont certains semblent penser qu’ils ont la science infuse.
Or, ce sont souvent les groupes extérieurs qui sont plus férus de culture bretonne, qui ont davantage envie d’en savoir plus, que ne l’ont les groupes de Bretagne !
De manière générale, on voit venir aux cours de breton, par exemple, des gens de 40 à 50 ans qui ressentent ce besoin de retrouver ce dont ils ont été privés : leurs parents n’ont pas voulu leur parler en breton, parce qu’on les avait convaincus que c’était une langue de «ploucs», qui n’avait aucune utilité… Aujourd’hui, ils veulent retrouver ces racines, les bases de ce contexte dans lequel ils ont vécu amputés d’une part d’eux-mêmes.»
Voici quelques mois un nouveau film «Bécassine» a provoqué émoi et débats en Bretagne… Qu’en avez-vous pensé ?
«En deux mots : je ne l’ai pas regardé ! Voir la publicité faite sur ce film me suffisait : j’avais envie de vomir… Cela fait longtemps que l’on a dépassé ce genre d’idioties !»
Quel regard portez-vous sur la dimension plus politique de la bretonnité : régionalisme, autonomisme, indépendantisme… ?
«J’ai beaucoup milité politiquement pour une Bretagne forte, puissante et indépendante dans mes jeunes années. Cela m’a valu quelques ennuis…
Aujourd’hui, la situation de la Bretagne n’est plus la même que dans les années 1970. A l’époque, sentant que la Bretagne se développait, montait en puissance, nous avions envie – nous, jeunes Bretons – de la montrer au reste du monde, de montrer que nous avions notre culture, notre façon de penser, de voir les choses, différentes de celles que la France voulait nous imposer à cette époque-là…
Aujourd’hui, la Bretagne est une région qui a sa place dans une Europe forte. On parle moins d’indépendance…
Par contre, il faut que le 44 – la Loire-Atlantique – revienne dans le giron breton. Je milite fortement pour cela. Ce territoire a été volé à la Bretagne. La carte de la Bretagne est aujourd’hui estropiée !»
Des incessantes guerres entre les tribus des Indiens d’Amérique aux conflits entre les nations de l’Europe, en passant par les terribles combats et massacres ethniques en Afrique… n’y a-t-il pas une leçon essentielle à tirer de l’histoire ancienne ou moderne ? Nous assistons, semble-t-il, à une renaissance affirmée des nationalismes «historico-ethniques»… Sans s’attarder sur un autre ferment de division et d’agression que sont des doctrines politiques et religieuses, n’y a-t-il pas un danger de voir ressurgir des antagonismes du passé – et pour certaines contrées, d’un passé encore récent – et au-delà : des affrontements ?
«Il faut éviter que ressurgissent ces choses. Et pour la Bretagne, je ne voudrais pas voir ressurgir une violence que nous avons connue à une certaine époque, la voir repartir dans des «guéguerres» qui ne mènent nulle part.
On ne mettra jamais tout le monde d’accord. Tant que la terre tournera, il y aura des «pour» et des «contre» en tout et sur tout… Mais on peut se parler.
Quant à la Bretagne, concentrons-nous sur ses richesses traditionnelles, construisons une véritable Bretagne culturelle. C’est notre richesse !»
Comment agir pour qu’une légitime recherche de racines, une volonté de faire se pérenniser une langue, une culture, l’épopée des pères… ne dégénère pas en sentiment de supériorité, d’exclusion et en désir de domination ? Comment concilier identité et ouverture, spécificité et accueil, respect de l’autre ?
«Les Bretons ont toujours été de grands voyageurs. Où que vous alliez dans le monde, vous finissez par rencontrer un Breton !…
Un jour, à Tokyo – 30 millions d’habitants – je me promenais avec un groupe de Japonais et de Français… Quelqu’un nous croise, nous dépasse, puis revient sur ses pas, nous suit un peu, finit par m’accoster :
«Excusez-moi d’être aussi indiscret, mais ne seriez-vous pas M. Jeannot Le Coz ?»
«Si !… Et vous, qui êtes-vous ?»
«Vous ne vous souviendrez pas de moi, mais il y a 30 ans, j’étais danseur du Cercle Celtique de Kerfeunteun, et vous êtes venu nous faire un stage. J’étais tellement fatigué après cela que je n’ai jamais oublié votre tête !»
Il y a eu des Bretons d’immigration ancienne, d’autres d’immigration récente… Des marins, des explorateurs… Tous ces gens ont des racines, et ont besoin que l’arbre refleurisse…
Mais les Bretons sont aussi ouverts aux autres, accueillants ; leur culture est ouverte aux autres cultures, leur identité bretonne n’est pas fermée, exclusiviste… Ils ont un esprit d’ouverture, d’écoute. Avoir une identité et une culture fortes n’empêche en rien d’être ouverts aux autres ! Tout est question d’état d’esprit…»
Quelle place notre région peut-elle occuper dans la France et dans l’Europe de demain ?
«Je pense que la Bretagne est une région forte, qui a beaucoup de richesses, et l’envie d’aller de l’avant. Elle a des cartes à jouer, des choses intéressantes à apporter, dans la France et dans l’Europe d’aujourd’hui… Il faut garder confiance, malgré ce qui peut se passer ici ou là. Et il faut bâtir ce qui est l’avenir de nos enfants.»
Quelles sont, à votre avis, les conditions à favoriser ou à créer – et celles à éviter – pour qu’existe demain une Bretagne qui n’ait pas «perdu son âme» ?
«La Bretagne doit retrouver pleinement ce qui a longtemps fait sa richesse: son ouverture sur le monde – y compris commerciale. Elle doit être autant tournée vers le large, vers la mer, que vers l’intérieur, la terre…
Et il faudrait rester plus humain… Que les politiques soient plus à l’écoute des gens qu’ils ne le sont aujourd’hui. La société ne peut plus aujourd’hui fonctionner avec un pouvoir centralisé qui décide de tout…
Et que la jeunesse s’implique dans la vie de sa région, de son pays, en militant pour des choses diverses.
Et je souhaite que les jeunes Bretons s’attachent à connaître et à promouvoir leur culture. Pour ma part, j’essayerai de continuer à transmettre cette culture et cette langue, le mieux possible et pendant de nombreuses années, je l’espère ; tant que j’en aurai la santé. Avançons, demain est un autre jour !…»