Avec des moyens très modestes mais une foi inébranlable et un courage à toute épreuve,
Emmanuel Bamogo s’est consacré à cette tâche si difficile.
A la fois pasteur, forgeron, cultivateur, enseignant… Il a agi avec persévérance et, entre autres, créé trois centres et une école pour les accueillir.

Un entretien avec le Pasteur Emmanuel BAMOGO du Burkina Faso…

C’est lors de sa venue au Centre Missionnaire, à Carhaix, que nous avons vraiment fait connaissance avec Emmanuel Bamogo.
Comme nombre d’Africains de divers pays, il venait au Centre Missionnaire suivre un stage de formation pastorale complémentaire.
Quelque sept années se sont écoulées et l’œuvre entreprise par le pasteur Bamogo s’est étendue à tout le Burkina Faso où il existe maintenant sept centres.
Les fruits de cette mission sont multiples. Il en est qui réjouissent particulièrement le pasteur Bamogo:
La présence, dans des lycées, de ses anciens élèves aveugles dont un est même professeur.
Par contre, un grand souci supplémentaire: l’arrivée d’une multitude de réfugiés chassés par la guerre, qui déstabilise l’existence de tous, créant notamment la famine.
La relation de l’entretien que vous allez lire présente cet homme énergique, persévérant et humble.
Il est réconfortant de savoir qu’en différents points du monde il existe des hommes et des femmes qui en toute discrétion, sans rechercher ni honneurs, ni argent, ni publicité, se dévouent au service des autres, et souvent auprès des plus déshérités et handicapés.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis né vers 1968 au Burkina Faso, qui s’appelait alors la Haute-Volta, dans un village qui s’appelle Ribulu, situé dans la province de Kaya. Mais j’ai grandi dans la région de Ganzourgou, là où j’habite actuellement, dont le chef-lieu est la ville de Zorgho…
Jeune homme, je suis allé chercher du travail en Côte d’Ivoire, comme beaucoup de Burkinabé. J’y suis resté de 1986 à 1989, à travailler dans des plantations.
De retour au pays, j’ai débuté une formation biblique pour devenir pasteur dans l’Eglise protestante évangélique des Assemblées de Dieu. La formation durait 3 ans.
Je me suis marié durant ce temps, en juillet 1990. Nous avons aujourd’hui quatre enfants: trois filles et un fils. L’aînée est née en 1993, le garçon en 1996, et mes deux autres filles en 1998 et 2005.
Après cette formation pastorale, j’ai été affecté au village de Wayen, tout d’abord comme stagiaire, puis comme pasteur titulaire. J’y suis resté 3 ans.
Ensuite, je suis venu exercer le ministère pastoral là où je suis maintenant, à Zorgho.
C’est aussi là que j’ai commencé un travail d’alphabétisation pour les aveugles, qui a débouché plus tard sur la création d’une école spécialisée…
J’ai aussi été élu président du Conseil des pasteurs de notre sous-région de Mogtédo.»

Vous êtes donc aujourd’hui pasteur dans une église protestante évangélique au Burkina Faso, mais également directeur d’une école spécialisée dans l’accueil et l’alphabétisation des aveugles, établissement que vous avez personnellement fondé… Pourquoi avez-vous créé cette école particulière ?

«En fait, tout a commencé le 20 avril 1992, par une rencontre…
J’étais en formation pastorale à l’Institut biblique quand, à l’occasion d’une convention, je me suis rendu à Ouagadougou. Là, dans une église, je me suis trouvé chaque matin assis à côté d’un aveugle qui lisait la Bible en Braille. Je me suis mis à discuter avec lui, à lui demander comment fonctionnait l’écriture et la lecture en Braille… Il m’a tout expliqué.
Et quand j’ai été affecté à Wayen, j’ai trouvé dans ce village un grand nombre d’aveugles. Environ 10% de la population! Il y en avait déjà 5 dans l’église où j’étais; 5 sur 25 fidèles… Leur sort m’a beaucoup ému. Je me suis souvenu de la rencontre avec cet aveugle qui pouvait lire la Bible en Braille – il s’appelait Lucien Naré – et j’ai senti au fond de moi qu’il fallait faire quelque chose pour ces malheureux. Cette pensée ne m’a jamais plus quitté, elle me travaillait le cœur sans arrêt. J’y pensais chaque jour! Et même nuit et jour, je peux dire…»

Les personnes malvoyantes sont nombreuses en Afrique; quelles sont les principales causes de cécité ou de malvoyance?

«Beaucoup d’aveugles le sont de naissance. Dans la région où je vis, celle de la Volta blanche, c’est la mouche Tsé-tsé qui est l’une des causes principales. Mais là comme ailleurs en Afrique, ce sont aussi différentes maladies qui provoquent la cécité, comme la rougeole, le glaucome, et d’autres encore sans oublier beaucoup d’accidents, de blessures aux yeux…»

Quel sort est réservé aux aveugles dans les villages, et de quoi vivent-ils?

«Ils sont souvent très malheureux! La plupart d’entre eux sont mendiants. Mais le pire pour eux, c’est qu’on les cache.
J’ai trouvé des aveugles dans des conditions de vie terribles: Aimé Zongo, un de mes élèves – aujourd’hui adulte, marié et père de deux enfants, qui vit de son métier de tisserand – était traité chez lui comme un animal, et même pire que cela.
Il était couvert de terre et de saleté parce qu’il était maintenu enfermé, sans soins, dans une petite pièce au fond de la case. Il restait là, sans sortir du tout dehors, pendant une semaine parfois, sans même pouvoir aller se soulager à l’extérieur…
En dehors de l’alphabétisation, notre but est donc aussi de leur apprendre un petit métier artisanal qui leur permettra de sortir de la rue, de cesser de mendier. Ils ne sont pas mendiants parce qu’ils sont aveugles seulement, mais parce que personne ne leur apprend un métier. Or, ils peuvent faire beaucoup de travaux, dans l’artisanat, dans l’élevage. Certains de ceux qui sont passés par notre école font aujourd’hui de l’élevage de poules, de porcs, de vaches…
Et apprendre à lire est une étape fondamentale!…»

Vous a-t-il été facile de convaincre ces personnes, et leurs familles, de venir fréquenter votre école ?

«Une des choses qui ont été les plus difficiles pour les aider, a tout d’abord été de les trouver, d’aller les chercher au fond des villages, et au fond des cases où leurs familles les tenaient cachés, dans une très grande misère…
J’ai parfois dû faire jusqu’à 60 à 70 kilomètres à mobylette pour aller chercher un seul d’entre eux!
Souvent, je commence par aller voir un chef de village, ou le responsable du département, en leur expliquant que j’ai fondé une école spécialisée pour alphabétiser les aveugles, et que je suis à la recherche de personnes malvoyantes pour leur proposer de venir…
En général, il m’indique un village ou une concession où vit un aveugle. Mais, arrivé sur place, la famille me dit souvent que non, il n’y a jamais eu d’aveugle chez elle…
Certains ne veulent tout simplement pas que l’on sache qu’un membre de la famille est handicapé. D’autres ne considèrent plus ces pauvres gens comme des êtres humains et les cachent, les maltraitent… 
Il a parfois fallu que je revienne cinq, six, dix fois frapper à la porte d’une case où je savais trouver un enfant ou un adulte aveugle, avant qu’on accepte de le laisser venir à l’école… Et certains n’ont jamais pu venir, hélas…
Mais parfois, ce sont aussi les aveugles qui n’osent pas venir à l’école…
Et parfois, à l’inverse, ce sont les parents eux-mêmes qui les y amènent, surtout maintenant que l’école est connue, et d’autant plus que j’ai aussi eu la possibilité de faire des émissions à la radio.
Cependant, c’est généralement toujours à nous de nous occuper d’eux, pour leur transport, leur nourriture… Les enfants de l’école sont pensionnaires.
Au début, ils étaient tous logés chez moi, dans notre maison familiale, et ma femme préparait les repas pour tout le monde. Elle était vraiment leur maman à tous. Maintenant, ils sont hébergés dans un bâtiment de l’école.»

Voudriez-vous nous raconter les tout débuts de cette «aventure» dans ce qui était pour vous l’inconnu? Comment avez-vous commencé ?

«C’est une longue histoire: en 1995, trois ans après notre première rencontre, j’ai retrouvé à Ouagadougou, pendant une convention pastorale, ce même Lucien Naré. Il tenait un stand pour exposer le principe de l’écriture avec l’alphabet Braille…
Je lui ai expliqué mon souci d’aider les aveugles de mon village. Nous avons beaucoup parlé ensemble. Il m’a dit qu’il était à la recherche de moyens pour mettre sur pied une formation d’alphabétisation en Braille, et que dès qu’il les trouverait, il m’appellerait pour que je puisse la suivre.
Je suis retourné au village, où je voyais toujours ces pauvres aveugles, surtout les jeunes, qui n’avaient aucun avenir… Et j’ai attendu en y pensant encore jour après jour.
Comment faire? Je n’étais moi-même jamais allé à l’école! Je ne parlais pas le français. J’avais seulement suivi un peu d’alphabétisation en langue moré – la langue de notre peuple, les Mossis – en 1983 avant mon séjour en Côte-d’Ivoire…
A côté du pastorat, comme presque tous les pasteurs chez nous – qui n’ont pas de salaire pastoral – j’étais forgeron. Je forgeais des dabas – la daba est la bêche traditionnelle avec laquelle travaillent tous les paysans – et des socs de charrues, que je montais aussi sur le bois pour fabriquer l’ensemble de la charrue, tirée par des bœufs, des ânes, ou à la main… J’avais appris le métier dans un centre de formation à Fada N’Gourma. Sans être agriculteur ou sans avoir un métier, un pasteur ne peut pas nourrir sa famille. Alors nous faisons comme l’apôtre Paul, qui fabriquait des tentes, nous apprend la Bible.
En général, nous sommes cultivateurs et faisons soit de l’élevage, soit un autre métier…»

Pourtant, vous avez réussi à suivre une formation d’apprentissage du Braille…?

«Oui, un jour, en avril 2001, quand j’étais à la forge, j’ai vu une voiture arriver. Elle portait l’inscription «Alliance Biblique au Burkina Faso». Quatre personnes en sont descendues, parmi lesquelles mon ami aveugle Lucien Naré! Comme il me l’avait promis, il venait me proposer de suivre une formation en Braille. Il avait trouvé des gens prêts à l’aider à former douze personnes au Burkina Faso: la Mission Evangélique Braille, de Suisse…
Il fallait monter un dossier et verser 40000 francs (CFA), ce que le Conseil de mon église n’a pas voulu faire, dans un premier temps. J’ai donc dû me débrouiller pour réunir la somme en vendant ce que j’avais à la maison…
La formation devait avoir lieu du 15 avril au 25 octobre, c’est-à-dire en pleine saison de travaux agricoles chez nous! Je suis quand même parti à Ouagadougou puis à Bazèga, sans pouvoir cultiver mes champs. Cela n’a pas été facile pour la famille…
A Ouagadougou, nous avons appris le Braille, et à Bazèga on nous a formés à une vingtaine de petits métiers artisanaux et activités agro-pastorales que nous pourrions faire nous-mêmes, et que nous pourrions aussi ensuite enseigner aux aveugles, pour qu’ils aient un moyen de subsistance…
Les formateurs nous répétaient toujours: «Nous n’avons pas de poissons à vous donner, mais nous allons vous apprendre à pêcher»…

N’a-t-il pas été difficile d’apprendre l’alphabet Braille ?

«Pour moi, cela n’a pas été facile. Je ne pouvais pas l’apprendre en français, langue où il était enseigné. Il fallait que je passe par le moré… Mais j’ai réussi. Puis, je suis rentré au village pour commencer à aider les aveugles, ce que j’attendais depuis si longtemps!»

Comment cette école s’est-elle développée au fil du temps ? 

«A la fin de la formation, l’on nous a donné 125000 CFA (environ 190€) chacun, pour débuter un travail parmi les aveugles…
A mon retour, j’ai rassemblé chez moi six aveugles de notre village, tous adultes, et nous avons commencé l’alphabétisation en Braille. C’était en 2002.
Puis, nous avons construit nous-mêmes un petit hangar. Nous avions les tablettes en Braille, les poinçons et les planchettes nécessaires – ceux qui connaissent le principe de l’écriture en alphabet Braille comprendront ce dont il s’agit…
J’étais à la fois pasteur et enseignant en Braille. Et il fallait aussi que je trouve de quoi nourrir ces 6 personnes, en plus de ma famille. Car ces aveugles faisaient tout un chemin – plusieurs kilomètres pour certains – pour venir le matin et retourner l’après-midi. Nous faisions l’alphabétisation de 9 H à 14 H 30 chaque jour… Et ils mangeaient donc avec nous le midi.
Heureusement, grâce à la formation agro-pastorale que j’avais reçue, mes récoltes ont augmenté. Cela a duré 4 ans.
Puis le nombre d’aveugles est passé à 12… Et en 2006, j’ai déposé un dossier de demande de subventions auprès du Fonds pour l’Alphabétisation et l’Education Non Formelle, créé en 2004 par l’Etat du Burkina Faso.
Une première demande m’avait été refusée en 2004… Mais celle-ci, déposée en 2006, a été acceptée, et en 2007 nous avons reçu une aide de 10 millions de CFA! (environ 15000€).»

Après cinq années dans des conditions difficiles, cela a dû marquer un véritable tournant dans votre travail ?

«Oui! Nous avons pu ouvrir un deuxième centre dans un autre village, acheter des vivres et du matériel pour les aveugles…
Mais mon projet était de pouvoir ouvrir un jour une vraie école pour les enfants aveugles, en plus des centres pour adultes.
En 2008, les représentants de la Mission Evangélique Braille sont revenus au Burkina Faso afin de voir le travail que nous avions accompli. Je leur ai parlé de ce «rêve» de créer une école… Et ils m’ont promis leur aide.
Nous en avons posé la première pierre – à Zorgho cette fois – en 2009, en présence du maire de la ville, notamment. L’UNICEF nous a fait un forage pour l’alimentation en eau.
Je voyais bien que ce travail parmi les aveugles allait grandir… Mais je n’étais moi-même jamais allé à l’école. Je ne pouvais pas continuer comme cela. Je me suis donc inscrit à l’école, à l’âge de 40 ans et j’ai commencé à suivre des cours du soir pour apprendre à lire et écrire le français. Tout en exerçant mon ministère pastoral, et en enseignant le Braille aux aveugles, j’ai fait ma «scolarité», du CE2 à la Troisième, et j’ai obtenu mon BEPC en 2014… Les jeunes qui suivaient les cours se moquaient un peu de moi: «Que venait faire ce «vieux» en classe parmi eux?!»
Avec ma famille, nous avons travaillé dur pour aller ramasser tous les cailloux, et l’agrégat et le sable nécessaires à la construction du bâtiment de l’école, de sorte que l’aide financière reçue suffise à payer les tôles d’acier, le ciment et le salaire des maçons.
Devant ce travail, la Mission suisse a décidé de nous aider encore davantage pour construire cette école. Elle a été inaugurée en 2011, en présence du député et du chef coutumier de la région de Zorgho…»

Comment cette école fonctionne-t-elle aujourd’hui ?

«L’Etat burkinabé lui a donné en 2011 – quand j’ai demandé l’autorisation de son ouverture – le statut «d’Ecole Inclusive», c’est-à-dire non seulement une école pour malvoyants, mais pour tous les enfants souffrant d’un handicap.
Nous avons maintenu nos trois centres d’alphabétisation en Braille pour les adultes, et avons donc ouvert «l’Ecole Alain Decoppet».
En 2022, nous comptons un effectif de 220 élèves, dont 50 handicapés visuels. L’école ouvre le 1er octobre chaque année et ferme le 15 juin, et les centres pour adultes ouvrent de janvier à juin.
Je vais tous les jours chercher moi-même des aveugles avec la vieille petite moto que la Mission Evangélique Braille m’a donnée… 
La Fondation protestante «La Cause» a aussi commencé à travailler un peu avec nous…
Je suis maintenant aidé par des équipes pédagogiques, bénévoles, un secrétaire, et l’Etat nous adjoint un enseignant spécialisé, que nous formons nous-mêmes.»

Comment envisagez-vous l’avenir de cette école ?

«J’ai encore à cœur un développement, qui était dans ma pensée à l’origine: ouvrir un collège, si Dieu le veut. Tout seul, je n’y arriverai pas!
Nous accueillons au total plus de 160 aveugles par an – à l’école et dans les centres – et certains vont jusqu’en classe de CM2. Mais après, ils ne peuvent plus poursuivre leurs études. Pour l’instant, je n’ai rien, comme cela a toujours été le cas, mais quand j’aurai le financement, je demanderai au gouvernement l’autorisation d’ouvrir un collège pour eux. Il faut que les aveugles puissent intégrer pleinement la société, et ne soient plus mis à l’écart…
Actuellement, nous terminons la construction d’une église pour les aveugles qui viennent à Zorgho, et qui n’ont aucun lieu de culte.»

Dans toute cette «aventure» d’altruisme et de foi, quelles furent les principales difficultés auxquelles vous vous êtes heurté ?

«Le plus difficile a été de devoir affronter les mécontents et les jaloux. Comme je venais d’une autre région du pays, j’étais considéré comme un étranger à Wayen. Et certains ont comploté pour me chasser, pour empêcher la création de l’école. Le premier hangar a été brûlé, une nuit, à 2 heures…
Mon frère aîné, qui est aussi pasteur, est venu me conseiller de déplacer le centre, en me disant que s’ils avaient pu incendier notre hangar, ils pourraient aller jusqu’à me tuer.
J’ai écouté son conseil et nous avons rebâti le centre dans la ville la plus proche: à Zorgho.
J’ai aussi connu la jalousie de collègues qui m’ont accusé d’agir par ambition, par recherche de pouvoir, d’argent…
La deuxième difficulté a toujours été, chaque année – et est encore aujourd’hui – de parvenir à nourrir les dizaines d’aveugles pendant tout leur séjour…
C’est épuisant et c’est encore plus difficile aujourd’hui à cause du prix des denrées qui augmente: il faut trouver l’argent nécessaire, trouver des vivres…»

Et quelles sont, au contraire, vos sources de satisfaction et de joie ?

«C’est bien sûr de voir la vie des aveugles changer complètement. Les voir sortir de la misère, se marier, fonder des familles, subvenir à leurs besoins… Et voir aussi l’Evangile transformer la vie de ceux qui l’accueillent!»

Auriez-vous quelques expériences particulières à évoquer ?

«Je vous ai parlé d’Aimé Zongo, mais j’ai eu la joie de marier six de mes anciens élèves, dont trois avaient rencontré leur future épouse chez nous…
Une semaine après mon arrivée en France, une jeune femme malvoyante s’est mariée à un jeune homme, lui aussi malvoyant, qui est devenu animateur d’alphabétisation dans notre école.
Je me souviens d’un petit garçon de 5 ans, aveugle, qui a pleuré pendant deux semaines à son arrivée à l’école. Il pleurait tant, que ma femme a fini par pleurer avec lui ! Aujourd’hui, il a un métier, il est heureux…
Et beaucoup de parents d’aveugles viennent maintenant me remercier pour ce que nous avons fait pour leur enfant.
Tout cela m’a montré que ma démarche n’était pas vaine.»

Lors de votre venue en France, à quoi vous a-t-il été le plus difficile de vous habituer ?

«On m’avait beaucoup parlé du climat, du froid, avant mon départ. Je suis donc allé sur le marché de Ouagadougou acheter des vêtements chauds, trois pullovers…
Mais quand je suis arrivé au Centre Missionnaire, on m’a donné tout ce qu’il fallait.
J’ai effectivement trouvé le climat très différent de ce qu’il est chez nous, mais je n’en ai pas souffert. J’ai eu la chance d’arriver en fin septembre, et le mois d’octobre a été très favorable. Bien sûr, quand j’entendais les Français dire qu’il faisait beau et chaud tel jour, cela correspondait à un temps très froid chez nous!
Je me suis bien adapté à tout: la nourriture, qui est totalement différente… Mais j’ai été surpris par l’usage du couteau à table. Chez nous, au village, on utilise la cuillère, un peu la fourchette, très rarement le couteau de table. En brousse, certaines personnes âgées n’ont jamais vu un couteau de table de leur vie! D’ailleurs, chez nous, il est impoli de se servir de la main gauche à table.
Les règles d’hygiène sont un autre domaine où les différences sont très grandes, et j’ai beaucoup appris sur la santé lors de mon séjour…»

Aviez-vous imaginé rencontrer des difficultés, qui ne vous ont, en réalité, pas posé de problème ?

«Oui, je craignais beaucoup de ne pas pouvoir me débrouiller avec mon français, puisque je ne l’ai vraiment appris que ces six ou sept dernières années, en allant à l’école…
Beaucoup de gens me disaient: «Mais, Emmanuel, qu’est-ce que tu vas faire en France avec un français pareil?!»
Mais j’ai vu que cela allait de mieux en mieux!»

Quel regard jetez-vous sur l’Europe après ces quelques mois de présence et d’observation? Quels sont les avantages par rapport à l’Afrique et à l’inverse, qu’est-ce qui vous semble meilleur en Afrique ?

«J’ai remarqué comment les gens travaillent efficacement ici, à tous les âges… Même des gens qui ont une situation aisée continuent à travailler dur!
Par contre, j’ai vu aussi qu’il y a beaucoup d’individualisme. Cela, c’est très différent de chez nous.
On prend le temps de se rassembler pour parler, pour être ensemble. Et on ne vit pas chacun de son côté. On ne met pas nos vieux dans des établissements loin de leur famille… Celui qui ferait cela serait rejeté par tous!»

Pourquoi avoir consenti à cette longue séparation, et pourquoi avoir choisi le Centre Missionnaire pour cette formation ?

«Parce que, comme j’ai voulu aller à l’école apprendre pour mieux travailler dans l’alphabétisation des aveugles, je voulais apprendre pour mieux exercer le ministère pastoral dans l’Eglise.
Je ne connaissais pas le Centre Missionnaire, mais un collègue pasteur, qui y est venu en stage de formation pastorale il y a quelques années, David Kaboré, m’a parlé de ce Centre. Et il m’a dit que si j’y allais, ma vie et mon ministère pastoral en seraient transformés… Je savais aussi que j’y apprendrais mieux le français.
Je lui ai demandé de me recommander auprès du Centre Missionnaire, et après toutes les démarches, je suis venu.»

Quels conseils donneriez-vous à un jeune stagiaire africain s’apprêtant à venir en France, et au Centre Missionnaire ?

«Je lui conseillerais de beaucoup observer pour beaucoup apprendre. Si mon séjour avait dû s’arrêter après 3 mois, j’aurais déjà tellement appris de choses que cela aurait changé ma vie et mon travail à mon retour! Je voyais déjà comment faire pour améliorer beaucoup de choses, dans mon travail pastoral, dans l’organisation, dans la vie quotidienne…
Et je recommanderais certainement à des gens de venir au Centre Missionnaire!»

La France est actuellement en pleine période électorale comme lors de votre venue; comment aviez-vous perçu l’atmosphère et le déroulement de cette campagne électorale ?

«J’ai vu que tout se déroulait bien. Chacun respectait les règles de la démocratie…
Chez nous, le problème est que la plupart des gens qui ont réussi, qui sont nés dans la pauvreté mais qui sont parvenus à des postes de pouvoir, ne pensent qu’à s’enrichir, qu’à profiter avant de s’occuper du pays et du peuple…
Et ceux qui les critiquent, et qui veulent leurs places, font la même chose quand ils arrivent au pouvoir!»

Quelles sont les principales cultures pratiquées dans votre région du Burkina Faso?

«Le coton, le maïs, le mil…»

Vous avez découvert l’agriculture bretonne… Quelles impressions vous a-t-elle laissées?

«J’ai été surpris par la taille des champs: des champs de plusieurs hectares! On ne pourrait pas travailler de si grandes parcelles chez nous: un cultivateur possède 5 ou 6 hectares au maximum, sauf les grands propriétaires de terre, qui ne cultivent pas eux-mêmes.
Et j’ai été étonné d’apprendre que beaucoup des cultures vont à l’alimentation du bétail : le maïs, les betteraves… Nous cultivons ce que nous mangeons nous-mêmes.
En voyant les machines agricoles que vous avez, j’ai imaginé le nombre de personnes que je pourrais nourrir en travaillant de cette manière. Nous travaillons la terre à la main, avec la daba, ou avec la charrue tirée par des bœufs.
Celui qui possède un tracteur – 2 ou 3% des cultivateurs – travaille pour d’autres, comme entrepreneur agricole. Les terres cultivables ne manquent pas, ce sont les techniques et les machines qui manquent…»