« On s’accoutume à bien parler en lisant souvent ceux qui ont bien écrit » disait Voltaire. Et c’est certainement parce que la réciproque est vraie que de plus en plus de pédagogues, de pédopsychiatres, spécialistes des neurosciences s’alarment depuis quelques années face aux statistiques qui pointent un affaiblissement de la lecture, notamment chez les jeunes, mais pas seulement. En parallèle, est de plus en plus souligné l’appauvrissement du vocabulaire qui devient un appauvrissement de la langue française, qui perd alors en nuances, en finesse… L’appauvrissement de la langue conduisant lui-même à l’appauvrissement de la pensée, comme le déclarait Jean-Paul Fitoussi.

La lecture et le livre traversent-ils une crise dans notre pays ?

Le CNL (Comité National de Lecture) commande chaque année une étude à l’IPSOS afin de mesurer les évolutions et d’avoir une « photographie » de l’état de la lecture en France.

Lors de sa dernière étude en 2023, 80% des sondés déclaraient avoir acheté un livre neuf durant l’année écoulée (et 40% un livre d’occasion). 73% en avaient acheté en librairie, 69% dans les grandes surfaces culturelles, et 49% via internet.

GFK Market Intelligence estime que 351 millions de livres neufs ont été achetés en France en 2023, pour un chiffre d’affaires de 4,3 milliards d’euros, ce qui représente une baisse de 4% en volume mais une hausse de 1% en valeur du fait d’une inflation de 4,8%. Les livres numériques représentaient 126 millions d’euros, soit 3% du total.

Lecteurs ? mais de quoi ?

Les chiffres demeurent donc importants et s’expliquent certainement par le fait que 86% des Français se déclarent spontanément «lecteurs» dans l’étude menée pour le CNL. 24% liraient «beaucoup», 37% «moyennement», et 25% «peu». Notons cependant qu’il s’agit de «tout type de lecture comprise»: aussi bien des romans que des BD et autres mangas, ou livres spécialisés (cuisine, etc.). D’aucuns, assez critiques sur ces études, comme le docteur en neurosciences Michel Desmurget, estiment ces statistiques «gonflées» car «même les livres de coloriage sont comptabilisés»!

14% se déclarent donc non-lecteurs, mais ce chiffre se porte à 20% (1 sur 5) pour la tranche des 15-24 ans, et c’est ce qui ne manque pas d’inquiéter.

Si environ 80% des jeunes lisent, quand l’enquête se resserre sur la sphère privée (excluant les lectures liées à l’école et aux études), la proportion baisse à 68% pour les filles (contre 74% en 2022) et 59% pour les garçons (contre 68% en 2022) !

Les 16-19 ans seraient 1/3 à ne pas lire du tout en «loisir» alors qu’ils ne sont que 7% chez les 7-12 ans. Une fracture s’opère donc à l’adolescence. Seuls 1/3 des 16-19 ans lisent tous les jours ou presque…

10 fois plus de temps devant les écrans que face à un livre !

La présidente du CNL analysait à ce propos qu’un premier «décrochage» s’opère à l’âge de 10-12 ans lorsque le jeune commence à s’émanciper de l’autorité parentale, mais aussi qu’il commence à avoir un smartphone et à passer plus de temps sur les écrans.

Et c’est bien là que semble se situer le problème. Une étude menée pour le CNL sur 1 500 jeunes de 16 à 19 ans révélait qu’ils passent en moyenne 1h25 à lire par semaine, contre 5h10 par jour devant les écrans! Sur une tranche d’âge plus large, l’étude estime que les jeunes passent en moyenne 19 minutes à lire par jour, mais 3h11 face à leurs écrans… soit 10 fois plus de temps face à un écran qu’à un livre!

L’entrée des écrans dans la vie des enfants entraînerait donc plus ou moins proportionnellement une baisse de la lecture.

Régine Hatchando, la présidente du CNL, n’hésite pas à dire que: «Il y a désormais un enfermement addictif avec le numérique. On peut parler de drogue…» Et les chiffres de l’étude ne vont pas la contredire quand ils révèlent que 1 jeune de 7 à 19 ans sur 2 fait autre chose tout en lisant: 36% envoient des messages, 34% regardent des vidéos, 31% sont sur les réseaux sociaux, 28% téléphonent, 27% font des jeux vidéo… Dans ces conditions, que peuvent-ils retirer de leur lecture?

Le manque de concentration : un frein à la lecture… ?

Cedric Biagini déclare en substance dans les ouvrages qu’il a consacrés à ces sujets que le fait de « scroller » et les multiples sollicitations des écrans amènent le cerveau à rechercher sans cesse des divertissements, ce qui nuit grandement à la capacité de concentration.

Là encore, les derniers chiffres ne viendront pas contredire cet alarmant constat puisque 20% des jeunes de 7 à 19 ans n’arrivent pas à lire plus de 15 minutes d’affilée, 61% moins de 30 minutes, et 30% seulement arrivent à lire plus d’une heure d’affilée.

Il n’est donc pas étonnant que 27% d’entre eux invoquent le problème de concentration comme frein à la lecture…

Les multiples bienfaits de la lecture

Cependant, notamment les premières années, les parents restent les premiers prescripteurs de livres. Notamment les mères, qui sont 78% à être des lectrices contre 52% pour les pères.

L’importance du rôle des parents dans la future appétence ou non pour la lecture ne se borne pas au conseil, mais passe aussi par l’exemple et le fait de lire des livres à ses jeunes enfants. Ainsi 90% de lecteurs avaient des parents qui leur lisaient des livres étant enfants.

Si dans les années 1970, 35% des jeunes étaient de «gros lecteurs» (c’est-à-dire environ 20 livres par an, ou 20 à 30 minutes par jour), ils ne sont plus que 11% aujourd’hui…

Les études sur les bienfaits de la lecture et au contraire le danger d’une utilisation incontrôlée des écrans se multiplient.

Le Dr Desmurget alerte: «Il faut à peu près 20 ans pour faire un lecteur compétent», c’est-à-dire qui lit (décode et comprend) 280 mots par minute.

Et le docteur en neurosciences de vanter les bienfaits de la lecture sur la culture générale, la créativité, l’expression orale et écrite, le QI… mais aussi la capacité à comprendre les autres, à se «mettre à leur place», ce que l’on fait quand on lit puisque l’on est immergé dans la tête des personnages, là où face à une vidéo, on observe simplement les comportements.

Victor Hugo disait déjà à son époque que: «Lire, c’est boire et manger. L’esprit qui ne lit pas maigrit comme le corps qui ne mange pas.»

Alors avec l’été et peut être les vacances qui approchent, pour éviter «l’anorexie cérébrale» vers laquelle poussent les réseaux sociaux et autres, c’est la bonne occasion pour se déconnecter des écrans et renouer avec le livre qui permet d’imposer son propre rythme et non de subir le défilement d’images, et de s’arrêter à loisir pour réfléchir et méditer… bref, un luxe qui devient rare dans notre société !

Guillaume Keller