Ce jour de 1959, lorsque le professeur annonce aux douze garçons de la classe de quatrième d’un collège de Long Island, New York, le projet d’un voyage scolaire jusqu’à Washington, la capitale fédérale, tous sont ravis. Voir le Capitole, la Maison Blanche, tous les bâtiments historiques officiels de l’Union, c’est évidemment pour ces garçons un rêve. Et pour terminer, une sortie à Glen Echo, un parc d’attraction très connu dans l’État voisin de Maryland est prévue. Clifton Davis, le seul élève noir de la classe, se précipite à la maison pour annoncer la bonne nouvelle à sa mère. Cependant, lorsqu’il lui présente la feuille d’inscription qu’elle doit remplir et signer, il voit tout de suite qu’il y a un problème.
Un rêve brisé
Le regard de sa mère s’arrête soudain sur un détail auquel son fils n’avait pas fait attention: le prix du voyage! Aussitôt, son visage s’assombrit et elle secoue tristement la tête. La famille habite dans un petit ghetto noir de la ville, la mère travaille de nuit dans un hôpital, le beau-père de Clifton est livreur de charbon, et, hélas, leurs salaires sont tout juste suffisants pour vivre décemment mais ne permettent pas de dépenses en dehors de ce qui est nécessaire pour la vie quotidienne. Pour le jeune garçon, le choc est terrible, c’est un rêve qui se brise.
Très déçu, il reste pensif pendant quelques instants, puis il se ressaisit. Une idée commence déjà à germer dans sa tête. Au lieu de baisser la tête et se décourager, pourquoi ne pas essayer de financer lui-même ce voyage?
Il reste huit semaines avant le départ. Ce n’est pas beaucoup, mais Clifton est déterminé et se met à chercher de petits travaux qu’il pourra réaliser en dehors du temps scolaire. Et dans ce court laps de temps, il réussit un véritable exploit. Entre la tonte de pelouses, la vente à domicile de barres chocolatées, livraisons de journaux…, son temps est bien occupé, mais il réussit son pari, et c’est avec une immense joie qu’il peut se joindre à ses camarades de classe pour le départ.
Arrivés à Washington, ils sont logés dans un hôtel, situé tout près de la Maison Blanche, et Clifton partage la chambre avec Frank, un garçon de sa classe qui est un véritable ami.
Le message du président Lincoln
Parmi toutes les découvertes intéressantes, il y a un monument qui impressionne particulièrement ce garçon noir: c’est le Lincoln Memorial, qui raconte le combat du président Lincoln pour mettre fin à l’horrible esclavage et sauver l’union des différents États-membres. Les paroles du discours de ce président courageux, lorsqu’il rappelle la bataille de Gettysburg, la plus sanglante de cette guerre fratricide, frappent les jeunes garçons:
«…nous prenons ici la ferme résolution que ces morts ne seront pas morts en vain… que cette nation, sous l’égide de Dieu, connaisse une nouvelle naissance de liberté…», conclut le président Lincoln. Jamais Clifton ne pourra oublier la statue du président avec son regard pénétrant qui donne à son message une solennité particulière et une portée intemporelle.
Les jours passent très vite, mais avant le retour, il y a cette visite de Glen Echo, le célèbre parc d’attraction, le point culminant du voyage, ce moment que tous les garçons attendent avec impatience…
Mais c’est là que Clifton, et aussi ses camarades, vont découvrir que si le combat de Lincoln pour l’abolition de l’esclavage a été une réussite, tout n’a pas été réglé pour autant.
Le jour de la visite, alors que tous les garçons sont à table, soudain une dame qui fait partie de l’encadrement du groupe fait irruption dans la pièce.
«Clifton, dit-elle, je voudrais te voir un instant».
Les garçons pâlissent. Ils pensent tous à un incident la nuit précédente, un moment où ils ont voulu, ensemble, faire une blague, en versant de l’eau par la fenêtre d’une chambre de l’hôtel. L’eau est tombée sur une dame qui promenait son chien, et maintenant les garçons craignent que la convocation de leur camarade soit liée à cette plaisanterie stupide.
«Alors, je n’irai pas non plus !»
Mais Clifton réalise rapidement que le sujet est tout autre, que lui seul est concerné. Il constate que la surveillante n’est pas à l’aise. Ses mains tremblent, ses yeux sont humides. Elle commence par une question:
«Clifton, dit-elle, connais-tu la ligne Mason-Dixon?»
Devant la réponse négative du garçon, elle explique qu’avant la guerre de Sécession, la ligne Mason-Dixon constituait la frontière entre le Maryland et la Pennsylvanie. Et elle raconte avec beaucoup d’émotion et de tristesse comment cette frontière historique entre deux États de l’Union, séparait finalement deux mondes totalement opposés: les États du Sud qui se livraient à l’esclavage et les États du Nord qui le refusaient.
Clifton a bien sûr appris tout cela dans les livres d’histoire, mais jamais le jeune garçon n’avait pu imaginer que cela puisse, un jour, le concerner personnellement.
«Aujourd’hui, poursuit l’accompagnatrice, la ligne Mason-Dixon est une sorte de frontière invisible entre le Nord et le Sud. Lorsqu’on franchit cette frontière entre Washington et Maryland, les choses changent.»
Et enfin, elle arrive au cœur du problème. «Le parc d’attraction Glen Echo se trouve dans le Maryland, et la direction n’autorise pas les Noirs à y entrer… Je suis désolée, Clifton, dit-elle en prenant sa main. Tu vas devoir rester à l’hôtel ce soir.»
Et gentiment elle propose de rester avec lui regarder un film à la télévision.
Les pensées se bousculent dans la tête du jeune garçon: un mélange d’incrédulité, de colère et de profonde tristesse!
Arrivé dans sa chambre, il s’allonge en pleurs sur son lit. Son camarade Frank le regarde sans rien comprendre. Et lorsqu’il apprend la réalité, il se montre d’abord soulagé parce que cela n’a rien à voir avec l’incident de la nuit précédente. Mais soudain, réalisant que pour son ami, c’est un véritable drame, une blessure profonde, son sourire s’efface, et il déclare d’une voix ferme: «Alors, je n’irai pas non plus!»
Et devant les autres garçons de la classe, Frank explique: «Ils n’autorisent pas les Noirs dans le parc, alors, je reste avec Clifton.»
«Moi aussi», s’exclame aussitôt un autre camarade, puis un troisième, et bientôt tous manifestent leur solidarité en renonçant spontanément à cette visite, pourtant si attendue.
C’est des années plus tard que Clifton revient sur cet épisode si traumatisant pour un garçon de treize ans. Mais lorsqu’il a vu la réaction de ses camarades, «Soudain, dit-il, mon cœur s’est mis à battre la chamade… je n’étais plus seul. Une révolution de la taille d’un enfant venait de naître… Onze garçons blancs de Long Island avaient pris la décision: «Nous ne partirons pas»… Je me sentais reconnaissant. Mais surtout, j’étais rempli de fierté.»