Pourtant, ces dernières semaines, nombreux sont ceux qui, conséquemment à l’épidémie qui a touché notre pays, semblent avoir pris conscience de l’importance de faire preuve de solidarité, de manière générale, mais davantage peut-être encore envers «nos» artisans, commerçants et autres producteurs locaux…
Il faut dire que les évènements vécus ont permis à maints égards de mieux mesurer la fragilité voire l’incongruité de cette économie globalisée mais aussi à l’inverse la richesse et l’importance de la proximité.
Désormais, le mot d’ordre semble être «il faut soutenir l’économie locale» ! Oui, c’est vrai et cela sera même capital dans les semaines, les mois à venir…
Mais cet élan aura-t-il réellement un lendemain ? Cela dépendra du comportement de chacun, de vous, de moi,… de nous tous… alors, peut-être…
En décembre 2014, une information retenait l’attention de nos médias locaux et même nationaux, entraînant ici et là, au milieu de la frénésie consumériste de la fin de l’année, quelques commentaires indignés de circonstance.
Des coquilles Saint-Jacques… « hors-sol »
Comment des coquilles Saint-Jacques que nombre de Bretons s’apprêtaient à faire figurer au menu de leur repas de réveillon, bien que pêchées en Baie de Saint-Brieuc, proviendraient de Chine !
Oui, l’entreprise costarmoricaine en question, pour gagner quelques centimes de coût de production, n’avait rien trouvé de mieux que d’envoyer, par cargo, des millions de coquilles se faire nettoyer en Chine, avant de revenir proprettes en Bretagne pour être à nouveau garnies de ce mets de la mer, nature ou cuisiné…
Ainsi plus compétitives, avec des prix à la vente plus attractifs, ces coquilles Saint-Jacques «bretonnes», seraient susceptibles de séduire davantage les consommateurs «chasseurs» de bonnes affaires… CQFD !
Face à l’aberration d’une telle initiative les questions se multiplient: comment en est-on arrivé là ? pourquoi ? pour qui ?, etc. Mais si l’on ne voulait retenir que deux éléments interrogatifs de cette démarche, nous dirions : Quid de l’emploi local et de l’empreinte écologique d’un tel «voyage productif» ?
Or c’est bien ce type de réflexion qui avait mené quelques capitaines d’industrie bretons dès 1994 à créer la fameuse marque « Produit en Bretagne ». Il leur semblait essentiel de conscientiser le «consommateur» sur son rôle, son poids, sa responsabilité dans l’économie locale. Et ce, à la fois pour offrir des débouchés aux productions locales mais aussi pour peser sur les choix productifs des entreprises, en se montrant exigeants sur la provenance, le process de fabrication, les «valeurs attachées» aux produits.
S’il n’est guère ici question de juger de la réalité de la démarche «Produit en Bretagne», la clairvoyance et la pertinence de l’initiative ne font aucun doute.
Ils militaient pour une autre vision de la société
Dans une société où l’urbanité a rendu nombre de nos concitoyens «hors sol», ou du moins sans contact avec la réalité tant environnementale que productive, notamment agricole, les enjeux liés certes aux circuits courts, mais surtout au maintien d’une économie locale, une production territorialisée et une consommation de proximité… semblent n’être que très superficiellement appréhendés.
Alors la crise du Covid19 servira-t-elle à tirer des leçons des inconséquences d’une économie mue par le productivisme, la recherche du profit aveugle, du juste à temps et du tout, tout de suite et à moindre coût ?
Cette pandémie a révélé aux yeux de beaucoup le degré de dépendance de notre économie en maints secteurs et la fragilité absurde à laquelle nous a menés cette logique de globalisation toujours plus poussée !
Alors désormais, il est de bon ton de parler de l’impérieuse nécessité de relocaliser, de recouvrer une indépendance alimentaire et une souveraineté productive dans nombre de secteurs, de repenser en terme de proximité, … très bien. Mais qu’en sera-t-il réellement dans quelques mois ou années quand la vague sera passée ?
Il y a plusieurs décennies maintenant, à l’image d’un Paul Houée dans le Mené, les pionniers de ce qui est aujourd’hui appelé l’approche du «développement local» avaient déjà clairement proposé un autre modèle de développement.
Loin d’une économie a-territoriale et purement «fonctionnelle» (au sens mathématique) mue par des considérations uniquement de rentabilité, de productivité, de parfaite mobilité des facteurs de production et où individualisme, utilitarisme et profit seraient les maîtres mots, ils militaient pour partager une tout autre vision de la société…
Un développement par et pour les habitants
Nommé à ses débuts «agropolitain», ce modèle de développement porté par des valeurs communautaires, de solidarités ancrées territorialement (où les termes comme identité et racines n’étaient pas moqués!) et profondément démocratique, avait pour simple ambition de construire un développement par et pour ses habitants, leur offrant la capabilité de «vivre et de travailler au pays».
Loin d’une démarche autarcique, ce développement endogène cherchait d’abord à valoriser les richesses locales, responsabilisant ses «acteurs» quant au degré d’intégration et d’autonomie de leur économie mais aussi la densité et la qualité de leurs échanges avec les autres territoires !
Au cours des ans, ce modèle mis en place à l’échelle parfois de communes, de communautés de communes, d’un «pays»… a fait émerger des leviers de développement aussi divers qu’insoupçonnés : projets d’autonomie énergétique territoriale, de coopérative de production, démarches de valorisation patrimoniale ou de terroir (création d’AOC), de développement d’un système productif local spécifique (autour d’un savoir-faire coutelier ou maroquinier), création d’un spectacle historique (qui deviendra le meilleur parc d’attraction de France), d’un festival de musique ou encore construction d’un château selon les techniques d’époque, etc.
Solidarités, coopération ou approche mercantile ?
Dans leur diversité, ces projets ont contribué à mobiliser, créer engouement et valeurs communes sur un territoire, parfois en étant un vrai levier de développement territorial, parfois en n’étant qu’un phénomène modeste «économiquement parlant», mais toujours en créant du lien, une certaine fierté locale, et au-delà du sentiment d’appartenance, celui d’œuvrer pour une cause commune !
Au cours des ans les évolutions ont été diverses… Certains projets demeurent des modèles… ayant essaimé et imprégné leur territoire de valeurs réellement vécues et partagées (solidarité, coopération, altruisme, proximité). Autant d’éléments qui retranscrits dans la vie courante permettent d’affirmer qu’on y vit mieux qu’ailleurs, l’entraide (même marchande !) n’y étant pas un vain mot.
D’autres ont perdu l’esprit des commencements, oublié le but initial: exit le développement local pour le bien-être commun des autochtones… au profit du business de quelques-uns et d’une vision mercantile et a-territoriale, à l’image de la pensée globalisante d’aujourd’hui. Dommage… même si, heureusement souvent une certaine identité demeure sur le territoire !
Un Poher de « non-anonymes »
Alors, à l’heure où beaucoup expliquent qu’il y aura un avant et un après Covid19, que nombre de priorités ont été bousculées, au point que leur remise en cause paraît aujourd’hui non seulement une évidence mais une absolue nécessité… que penser de l’après ? Qu’en sera-t-il dans le Poher ?
Un journaliste économique tirait notamment comme conclusion pour l’après coronavirus: «Une nouvelle géographie de la production se dessine. Le consommateur va y perdre, car les prix des biens fabriqués chez nous seront plus élevés. Mais le salarié va y gagner, car les emplois pourraient être plus nombreux». C’est vrai… mais ce prisme d’analyse n’est-il pas trop étroit et encore empreint d’une approche implicitement uniquement quantitative? Quid des relations humaines, de la qualité de vie ?
Les semaines passées ont, pour beaucoup, montré le privilège d’habiter une ville à la campagne et plus généralement en ruralité. Certes au regard des conditions de confinement plus appréciables qu’ailleurs (ce qui ne manquera pas très rapidement de se traduire sur le marché de l’immobilier, nombre d’urbains revoyant leur système de valeur en ce domaine), mais en réalité c’est bien plus, c’est l’essence même d’un territoire de proximité, de communauté de vie, qui est apparue… Territoire à taille «humaine», avec des relations, des attentions et une solidarité dignes de ce nom !
Territoire où l’on se connaît, où en temps de crise il est possible de compter les uns sur les autres, pour se mobiliser.
Certes ces derniers temps, d’abord sur le plan des soins, mais aussi quant aux services (de l’institutionnel au coup de main rendu), quant à «l’offre alimentaire», de la petite épicerie locale au supermarché, tant, donnant plus que d’ordinaire de leur temps et énergie, ont œuvré pour permettre à ces «non-anonymes» de leur territoire de passer au mieux cette période difficile.
Dépositaires de valeurs !
Et au-delà, que dire de l’importance du contact humain chez le poissonnier, le boucher, le boulanger, le torréfacteur, à la maison de la presse, etc. et les autres «habituels» qui hélas ont dû garder leurs portes closes durant le confinement ! Autant de commerçants, artisans, restaurateurs qui demain auront besoin de nous, habitants du Kreiz Breizh !
Espérons que le modèle Amazon, de l’immédiateté impersonnelle à moindre coût, ne triomphera pas à l’avenir. Nous sommes tous, non pas des «consommateurs», mais des acteurs de notre territoire et dépositaires de ses valeurs !
Paul Houée répétait : «Les hommes et les groupes qui trouvent dans l’intelligence de leur passé, la signification de leur présent, sont mieux armés que d’autres pour inventer leur avenir.»