En quelques mots Victor Hugo, dans son court récit «Après la bataille», exprime plus d’humanité que bien des pages moralisantes ou des envolées de lyrisme.
Victor Hugo, dont la vie ne fut pas toujours, hélas, à la hauteur de son génie, et de la sensibilité de son âme, laisse, en ce poème,
une marque indélébile dans le cœur de beaucoup de ses lecteurs.
Enfant, cette évocation éveilla en moi une émotion et une méditation qui n’ont pas faibli, les ans passant.
Puissent les jeunes de ce temps,
et leurs professeurs,
lire, réfléchir, s’inspirer de ce trait si simple, où se trouvent enfouies tant de miséricorde, de bonté, de grandeur d’âme.
Texte qui contraste avec tant d’autres, notamment de notre civilisation décadente, dont les messages, trop souvent loin d’élever la pensée, d’ennoblir le cœur, exacerbent les instincts les plus bas de l’être humain.
Le père du grand écrivain était général. Mais écoutons, plutôt, ces quelques lignes que toutes paraphrases amoindriraient :
«Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.
Et qui disait: « A boire, à boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de Maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : Caramba !
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire, dit mon père.«
Comme en écho de toutes les batailles, les guerres du passé et du présent,
l’horreur des tueries,
les blessés, la mort…
sont en arrière-plan du saisissant tableau.
Et soudain, sur les ténèbres de la violence destructrice et inhumaine des hommes,
paraît un rayon de soleil, venu d’en haut, qui éclaire le paysage de désolation d’une douce lumière, en un contraste saisissant.
Cette attention du vainqueur, un instant distraite… comme laissant à penser que, au sein même du théâtre de mort, d’horreurs, le général espérait, guettait un signe de vie,
éveille notre réflexion.
Vient alors le déroulement bref mais à l’intensité émouvante et dramatique, pour s’achever en une apothéose de simplicité, une parole venue du plus profond d’un cœur que l’on aurait pu penser endurci, «blindé» par tant de déchaînements guerriers de cruauté «légale» et de scènes terribles devenues banales !
Quel appel silencieux, mais poignant,
quelles leçons qui ne veulent pas l’être, dans ce message de Victor Hugo…
Que de tristesse et d’espoir contenus dans ce legs moral si bref, et pourtant à la portée universelle !
«Si tous les gars du monde…» dit une chanson populaire.
…Oui ! Si tous les hommes et femmes du monde voulaient réfléchir, laisser parler leur cœur plutôt que les slogans, les harangues, les doctrines et les fantasmes conquérants et dominateurs !
Alors,
le regard du militant, du guerrier, du doctrinaire, du fanatique religieux… redeviendrait
celui d’un père, d’un fils, d’un proche…,
celui d’un frère en humanité.
Et, sans nier les réalités historiques ou quotidiennes,
sans renier le bon combat pour plus de justice,
sans naïveté, ni angélisme,
sans faiblesse ni de cœur ni de l’âme,
sans appeler bien ce qui ne l’est pas…
mais avec une autre perception des êtres et de l’existence,
une sagesse et une compréhension transcendées,
les réactions et les actes, les comportements deviendraient totalement différents.
Et… la société, la civilisation serait changée, «par tous les gars du monde»,
petits ou grands,
puissants ou modestes… mais frères.
Utopie? C’est le message de l’Évangile,
et il n’y a pas, pour les êtres humains créés «à l’image de Dieu» dit la Bible, d’autres horizons, d’autre chemin que cette voie de libération, de lumière et d’amour,
qui mène à l’éternité.
(illustration : tableau ancien Henri Jacquier, « Après la guerre »)