Ce que Chan Kit Ying, la jeune Chinoise, découvrit ce jour du mois d’août, 1992, la bouleversa profondément. Elle avait demandé à visiter l’orphelinat public de Nanning, la capitale de la région Zhuang du Guangxi, à 160 kilomètres de la frontière du Vietnam, une ville de plus de huit millions d’habitants. Situé dans un triste immeuble de la banlieue de cette immense métropole, l’orphelinat accueillait des bébés, dont certains étaient orphelins mais dont la grande majorité étaient tout simplement abandonnés par leurs parents, encouragés en cela par la politique qui, à l’époque, poussait à limiter le nombre d’enfants par couple. Les femmes qui attendaient un deuxième enfant étaient contraintes de pratiquer des avortements et des stérilisations, ou d’abandonner leurs enfants «hors quota». Ce problème était particulièrement répandu dans les zones rurales pauvres.
Plusieurs dizaines de bébés abandonnés chaque mois
L’abandon des bébés concernait dans la plupart des cas des fillettes non désirées, mais il y avait là aussi des garçons, beaucoup d’entre eux souffrant de malformations congénitales. Le personnel de l’orphelinat était totalement dépassé par l’immensité de la tâche. Les bébés arrivaient au rythme d’environ 45 par mois, et l’espace limité, aussi bien que le manque d’argent obligeaient les soignants, souvent des femmes sans formation, sous-payées, venant des villages autour de la ville, à les entasser dans des lits à barreaux, sans pouvoir leur offrir la nourriture et les soins nécessaires. Devant l’afflux de nouveaux bébés, le personnel avait même été contraint de faire le choix malheureux de s’occuper en priorité de ceux qui avaient une chance de survivre, laissant les plus faibles à leur triste sort.
La situation de l’orphelinat de Nanning n’était certes pas unique dans la Chine de l’époque, où l’exode rural, sans doute le plus important de l’histoire du monde, poussait quelque 100 millions de paysans à quitter leur terre pour aller dans les villes chercher du travail, abandonnant alors souvent des bébés, dans des gares, des parcs ou autres lieux.
Chan Kit Ying se trouvait là confrontée à une situation qu’elle n’aurait pas pu imaginer. Elle-même, née de parents chinois, mais qui avaient choisi d’émigrer au Canada, avait connu une enfance heureuse, dans un milieu plutôt aisé. Elle avait pu poursuivre des études jusqu’au niveau universitaire au Canada où elle avait obtenu une licence en psychologie et en sociologie à l’université de Guelph. Arrivée à l’âge adulte, elle avait choisi de s’installer à Hong Kong, où elle travaillait comme assistante sociale.
La plupart condamnés à mourir
C’est par des missionnaires qu’elle avait entendu parler des conditions de vie effroyables de ces petits à Nanning, et répondant à leur appel, elle avait accepté d’aller sur place se rendre compte de la réalité.
Ce qu’elle a vu ce jour-là, en août 1992, l’a marquée pour la vie. Elle ne pouvait absolument pas effacer de sa mémoire l’image de ces enfants mal nourris, mal soignés, et pour la plupart d’entre eux, condamnés à mourir de maladies ou tout simplement de malnutrition.
Retournée à Hong Kong pour reprendre son travail, Chan Kit Ying, alors âgée de 30 ans, ne pouvait pas se résigner à poursuivre égoïstement et dans l’insouciance sa propre carrière, à l’abri de tout besoin. Une question revenait constamment à son esprit: « Que vont devenir ces bébés? ». Elle se souvenait de l’esprit de solidarité qui avait animé ses propres parents, toujours prêts à aider ceux qui les entouraient.
Elle en parle à ses employeurs qui lui répondent avec beaucoup de sagesse: «Si vous vous sentez appelée à retourner en Chine continentale, faites-le.»
Alors, abandonnant son travail, son confort et sa sécurité, Chan retourne à Nanning, où elle commence à travailler dans l’orphelinat.
Elle sait que pour réussir à sauver ne serait-ce quelques enfants, il faut trouver des familles prêtes à les accueillir.
Ayant vécu longtemps en Occident, Chan est persuadée que de nombreux Occidentaux sans enfants aimeraient accueillir, et même adopter, un bébé venant de Chine ou d’ailleurs. Mais elle sait aussi qu’il est souvent difficile d’obtenir les autorisations nécessaires.
Quelque 1500 bébés sauvés
Elle réussit à placer, en quelques mois, quatorze enfants dans des familles américaines, puis, soudain, les autorités chinoises durcissent la politique devant quelques cas d’adoptions illégales.
Alors, privée de cette porte ouverte, Chan n’a pas d’autres moyens que de se tourner vers des familles d’accueil chinoises. Mais les Chinois, n’étant pas habitués à cette pratique, sont plus difficiles à persuader et la politique du gouvernement qui veut limiter les naissances à «un enfant par famille» ne lui facilite nullement la tâche.
Petit à petit, elle réussit néanmoins à trouver des familles d’accueil chinoises, qui acceptent de prendre en charge un enfant, contre une petite pension mensuelle, payée par le foyer de Hong Kong où Chan travaillait auparavant. Lorsque le directeur de l’orphelinat de Nanning voit la détermination de la jeune femme, il met à sa disposition un vaste appartement où elle peut, elle-même, accueillir des bébés. Toujours avec l’aide financière de Hong Kong, elle embauche des puéricultrices qu’elle forme et elle crée une association–Mother’s Love– (L’amour de mère).
Les conditions matérielles sont dures, mais grâce au dévouement du personnel, de plus en plus de petits sont sauvés. Elle finit par gagner le cœur des habitants de Nanning qui au début l’avaient regardée comme une étrangère, venant d’un milieu aisé et par là éloignée de leurs préoccupations.
«Vous ne ressemblez pas aux gens de Hong Kong», déclara quelqu’un exprimant un peu l’avis général de la population qui regardait les Hongkongais comme des gens riches et arrogants.
Quant à Chan, elle avoue que sa venue à Nanning et sa découverte de l’immense souffrance des enfants abandonnés, l’a changée, elle aussi.
«Ici, j’ai trouvé une identité», raconte-t-elle.
Pendant de nombreuses années, elle est totalement absorbée par ce travail, mais le résultat, même si c’est une petite goutte dans un océan de misère, est encourageant. On estime que, par son travail persévérant, elle a sauvé quelque 1 500 bébés, offrant à chacun un avenir heureux. Tout ce qu’elle a accompli est raconté dans un livre: «The hidden Treasure» (Le trésor caché).
«Aujourd’hui, près de trente ans plus tard, conclut-elle le récit de son travail, nous devons nous interroger sur la manière d’être davantage utiles aux enfants, aux jeunes et aux familles, car le besoin de nos services ne fait que croître…»