Il ne leur reste que 50 mètres à gravir dans ce couloir des Trois Dents du Pelvoux dans le massif des Écrins pour atteindre le sommet si attendu.
Les deux alpinistes, épuisés mais en même temps euphoriques de se trouver si près du but, se préparent à un dernier effort lorsque, soudain, une masse de neige énorme se détache. L’un d’eux, levant les yeux pour regarder son camarade en tête, voit la boule gigantesque arriver sur eux, lance un cri et, dans un geste dérisoire, se cramponne à ses piolets.
Son ami n’a même pas le temps de réaliser le danger. Impuissants, tous deux sont emportés dans un vacarme indescriptible pour s’arrêter plus de 800 mètres plus bas, où le silence s’installe à nouveau dans le site majestueux mais ô combien redoutable du mont Pelvoux.
C’est le 7 juillet 1978 que Patrick Berhault, 21 ans, tout jeune alpiniste, accompagné de son ami Pierre Brizzi, d’une dizaine d’années son aîné, se lance dans cette ascension. Ils ont déjà fait plusieurs courses ensemble.
300 mètres de montée difficile…
Tout au long de l’hiver 1978, il y a eu d’abondantes chutes de neige dans ce massif alpin, mais sous le soleil implacable de juillet, la neige ramollit, devient lourde, se transforme en « soupe », rendant la marche difficile et dangereuse. Selon qu’ils se trouvent à l’ombre ou au soleil, les passages de glace dure et de neige ramollie se succèdent.
Pourtant, les deux compagnons, jeunes et bien entraînés, avancent vite, et arrivent bien plus tôt que prévu au pied du couloir qui doit les mener au sommet. Par prudence, ils avaient pensé bivouaquer à cet endroit afin de permettre au gel de la nuit de durcir la neige et de bien accrocher les pierres, diminuant ainsi les risques de chutes de rochers et d’avalanches.
Mais comme il n’est que 15 heures, ils se reposent la question. Le couloir qu’ils vont emprunter se trouve déjà à l’ombre, le dégel de la journée a dû déjà nettoyer le passage, pensent-ils. Pourquoi alors attendre le lendemain ?
« Allez, on y va ! » s’exclament-ils ensemble, et sac au dos, piolet à la main, les voilà repartis, toujours d’un bon pas !
Certes, ils trouvent des passages qui sont encore exposés au soleil, où, à chaque pas, ils s’enfoncent dans la neige molle, où le piolet ne sert pas à grand-chose, mais ils surmontent les difficultés en plaisantant.
Ils sont en bonne forme physique et le « moral » est excellent. C’est dans ces conditions qu’ils entament la toute dernière étape : une goulotte serrée entre deux parois rocheuses, 300 mètres de montée difficile, abrupte, avec juste quelques petits replats. Par précaution, ils s’encordent. Se relayant en tête, ils avancent toujours bien.
Une chute de 800 mètres !
A quelque 50 mètres du sommet, Patrick prend la tête. Une dizaine de mètres séparent les deux hommes lorsque Pierre, levant les yeux vers son camarade, lance soudain un cri d’avertissement. Une énorme masse blanche a envahi le ciel et se précipite sur eux. Toute l’épaisseur de neige accumulée dans le cône vient de lâcher d’un seul coup. L’avalanche l’emporte comme un fétu de paille, sa tête heurte un rocher et il perd conscience.
Patrick, lui, n’a rien vu venir. Sans réaliser ce qu’il lui arrive, il est soudain happé, comme par une vague déferlante et projeté dans le vide. Il ne perd pas conscience tout de suite, il cherche à respirer, à s’accrocher à quelque chose. Il sent les chocs répétés chaque fois qu’il heurte un rocher, et ce n’est qu’après un choc bien plus fort que lui aussi perd conscience. Deux corps, reliés par une corde, ensevelis sous une masse impressionnante de neige, tantôt la tête en haut, tantôt la tête en bas, dévalent ainsi la pente abrupte ne s’arrêtant que plus de 800 mètres plus bas.
C’est Pierre qui se réveille le premier. Il ne sait pas où il est, il ne se souvient même pas de ce qui lui est arrivé. A côté de lui, il découvre le corps de son camarade, inerte. Patrick mettra du temps à se réveiller.
Mais ils sont vivants! Certes, le manteau épais de neige au fond de la crevasse a amorti le choc, leurs casques les ont également protégés, mais avoir survécu à une telle chute est inouï! Ils ont une tête enflée comme un ballon de football et les yeux tout rouges. Tous deux souffrent de multiples contusions, mais c’est surtout Patrick qui se trouve dans un état grave, victime, entre autres, d’une fracture du bassin, d’une fracture ouverte de la rotule droite, d’un arrachement des ligaments de la cheville gauche…
Le froid de la nuit risque de leur être fatal…
Il est incapable de marcher. Pourtant, s’ils restent là, ils savent bien qu’ils vont mourir. Désormais, une seule pensée occupe leur esprit : se sauver, quitter ces lieux sinistres où le froid de la nuit qui approche risque d’être fatal pour eux.
Pierre, le moins blessé, tente de se lever pour aller chercher du secours. Mais il réalise bien vite qu’il en est incapable.
Alors, ils se mettent en route ensemble, comme ils peuvent, c’est-à-dire en rampant. Il faut qu’ils arrivent à la limite de la neige, qu’ils retrouvent la moraine, un endroit sec. Mètre par mètre, ils avancent, puisant dans leurs réserves, sourds aux douleurs atroces, s’encourageant l’un l’autre, répétant sans cesse quelques mots qui deviennent comme un leitmotiv : « s’arrêter c’est mourir ! » Mètre par mètre ! Le temps ne compte plus, seul le but : « Rampe, ne t’arrête pas ! »
Et puis, par un heureux concours de circonstances, alors que le jour baisse déjà, ils tombent sur le bivouac de deux autres alpinistes, que Pierre avait rencontrés la veille. L’un des deux part alors dans la nuit chercher du secours, tandis que l’autre les soigne comme il peut, les couvre pour les protéger du froid. A l’aube, les deux blessés sont évacués par hélicoptère.
Pierre peut quitter l’hôpital au bout de quelques jours, pour Patrick, c’est plus long et plus compliqué.
« Il va vous falloir des mois de rééducation, M. Berhault », lui disent les médecins. Mais c’est sans connaître le courage et la volonté de ce jeune homme. Un mois plus tard, il fait une première petite ascension, sa jambe encore complètement raide. Les deux hommes poursuivent par la suite une longue carrière d’alpinistes et de guides de montagne, Patrick Berhault devenant aussi professeur à l’ENSA, École Nationale de Ski et d’Alpinisme, à Chamonix.
Quelques années après leur accident, Pierre, accompagné d’un autre ami, lors d’un bivouac au pied de la face nord des Drus, entend soudain des cris et découvre deux alpinistes qui ont dévissé dans le couloir nord. S’approchant, il reconnaît l’un d’entre eux : il s’agit d’un des hommes qui les avait secourus et sauvés lors de leur terrible chute. Cette fois-ci, c’est donc Pierre Brizzi qui va pouvoir, à son tour, secourir son sauveteur.